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Berezina, Sylvain Tesson

Ecrit par Lionel Bedin 16.02.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Récits

Berezina, Ed. Guérin, janvier 2015, 200 pages, 19,50 €

Berezina, Sylvain Tesson

 

Sylvain Tesson est un grand voyageur, et il a toujours tiré parti de ses voyages et aventures pour alimenter ses écrits, dans des genres divers : le récit de voyage, la nouvelle, les essais ou écrits plus intimes, les aphorismes. Dans Berezina, le prétexte est un périple de quatre mille kilomètres, de Moscou à Paris, du Kremlin aux Invalides, sur les traces de la Grande Armée. Un voyage fait en décembre 2012, deux cents ans après la terrible retraite. Les ingrédients sont habituels chez Tesson : la Russie, les grands espaces, la neige et le froid, la vodka pour se réchauffer. Et les amis.

Cinq hommes chevauchent des motos, des Oural, ou se cramponnent dans les side-cars. Ces « motocyclettes à panier adjacent » sont des éléments essentiels du voyage : outre le caractère folklorique et capricieux – et relativement dangereux – de ces engins, elles rendront le voyage assez court –13 jours – ce qui n’est pas habituel chez Sylvain Tesson, qui nous a souvent proposé des récits de longs périples. Départ de l’avenue Koutouzov à Moscou, réplique du bicorne de l’Empereur sur la tête, fanion impérial accroché au guidon, avec cette première envolée : « Rien n’aurait su nous dérouter de notre obsession : rentrer chez nous ».

On comprend que Sylvain, qui pilote sa moto comme sa vie, « en gestion de crise », et ses amis ne sont pas du genre « promeneurs » et que ça va ne va pas traîner. Les villes et les sites défilent. Moscou, Borodino, Smolensk. Sortez vos livres d’Histoire ! Et la Berezina. Un « mythe », un « haut lieu, un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie ». Puis Vilnius, ville trop « disneylandisée » qui passe mal après les grands espaces. Puis Varsovie. Puis beaucoup d’autres lieux, jusqu’à l’entrée en France, un grand moment pour ses amis russes. Comme l’est, le 13ème et dernier jour, l’entrée dans la cour des Invalides.

Sur le fond, là non plus les lecteurs de Tesson ne seront pas surpris ni déçus : un voyage historique se superpose au voyage réel. Dans les sacoches, les récits du sergent Bourgogne ou de Caulaincourt. Car le projet est bien de « faire offrande de ces quatre mille kilomètres aux soldats de Napoléon, à leurs fantômes, à leur sacrifice ». Certains jours les pneus des motos se superposent au sillage laissé par les patins du traîneau qui ramena Napoléon deux cents ans auparavant. Il y a bien la volonté « d’organiser des points de rencontres » entre ce voyage et « les événements de 1812 », de « superposer les péripéties impériales » et ses propres aventures. Et tout au long de ce parcours historique, Sylvain Tesson fait des constats ou se pose des questions. Sur la campagne de Russie : Moscou en flamme, victoire ou défaite ? De Napoléon, Koutouzov, Alexandre, qui s’est trompé, qui a bluffé ? « La retraite de Russie repose sur ce paradoxe, pressenti par Koutouzov, unique dans l’Histoire des Hommes : une armée marcha, de victoire en victoire, vers son anéantissement total ». Sur le passage de la Berezina : pourquoi la mémoire collective n’a retenu que « l’horreur du carnage » et le sens de « catastrophe » alors qu’on peut aussi y voir une victoire tactique. D’une manière générale, Sylvain Tesson se demande ce qu’il reste aujourd’hui des motivations, des valeurs (le rêve ? le courage ? l’honneur ?) qui soutenaient les hommes de cette épopée. « Comment ces hommes supportèrent-ils cette marche des fous ? » Comment faisaient ces hommes pour supporter ce qu’ils voyaient ou ce qu’ils enduraient ? Et « qu’aurions-nous éprouvé, nous autres, devant ces spectacles », ce « carnaval de la mort » ? Pour terminer par un retour vers notre monde : quel est aujourd’hui le terrain d’expression de l’héroïsme ? Pour quels motifs serions-nous prêts à mourir ?

Ce récit au style alerte, plus vif, plus court, plus pétaradant, plus resserré que ceux des longs périples à pied ou à vélo ou les méditations au bord du Baïkal, propose donc plusieurs lectures. Un récit de voyage. Et, on l’a dit, pas une partie de plaisir. Il s’agit de « sceller l’amour de la Russie, des routes défoncées et des matins glacés lavant les nuits d’ivresse ». J’ajouterai aussi un hymne à la franche camaraderie. Un récit historique, en forme d’hommage aux Grognards de Napoléon. Pour « faire offrande de ces quatre mille kilomètres à leurs fantômes, leur sacrifice ». Un essai sur les questions que pose notre confortable condition d’être humain, d’individu, ici et maintenant, « alangui dans la mangrove du confort ». Au final, un texte au mélange bien dosé qui invite le lecteur à rester bien accroché dans le « panier adjacent », à se prendre la boue et la neige dans la figure, à « s’enfoncer des visions de cauchemar dans la tête » et à méditer sur son sort.

 

Lionel Bedin

 


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A propos du rédacteur

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Lionel Bedin réside à Annecy (Haute-Savoie). Il est président de l’association La Route bleue (www.laroutebleue.net) pour la promotion de la littérature de voyage, il a créé les éditions Livres du Monde (www.livresdumonde.fr) et il est l’auteur d’une Brève histoire de la littérature de voyage.