Aux Îles Kerguelen, Laurent Margantin (par Philippe Chauché)
Aux Îles Kerguelen, Laurent Margantin, éditions Tarmac, mars 2023, 142 pages, 16 €
Edition: Tarmac Editions
« Il pleut trois cent soixante jours par an à Kerguelen. Donc hier il pleuvait. Et aujourd’hui également. Et il y a de fortes chances qu’il pleuve encore demain. Vivrai-je ici une des cinq journées de l’année sans pluie ? En attendant ce jour lointain, ma fenêtre est un mur de pluie, et donc pour le paysage il faudra attendre aussi. Je lis Moby Dick assis à la petite table que j’ai placée face au mur de pluie. Je bois du thé ».
Laurent Margantin a pris le bateau pour prendre le large depuis la Réunion jusqu’aux Îles Kerguelen, l’autre bout du monde pour un écrivain. Laurent Margantin n’est pas parti pour écrire, ou si peu, mais pour lire, il invente dans ce petit livre saisissant une résidence de lecture dans la tourmente – Intensités de la lecture quand on lit la nuit. Il n’y a que le livre – les mots et les phrases se déployant – et soi – ou plutôt sa rêverie. Avec lui dans ses cantines marines, embarquent : Kafka (1), Moby Dick, René de Chateaubriand, Les îles de Jean Grenier, Dostoïevski, Le Tour du monde en 80 jours, Simenon. Comme un écrivain lisant et relisant ses cahiers et ses prémices de roman, Laurent Margantin lit et relit les livres qui l’accompagnent.
Une résidence de lecture et d’observation près de scientifiques et de chercheurs, mais aussi d’éléphants de mer, de manchots, d’otaries, tout un monde que rien, et surtout pas un écrivain, traducteur en villégiature, ne semble troubler. Aux Îles Kerguelen est le livre d’un voyageur qui se rêve immobile et silencieux, le livre d’un voyage rêvé, d’un voyage autour de son île et de ses îles, comme s’il s’agissait de sa chambre, le temps de lire et relire quelques livres, de boire du thé vert, beaucoup de thé vert, de parler, un peu, avec les scientifiques en équipée sur les Îles Kerguelen, d’apprivoiser ses rêves et ses cauchemars, et de laisser le temps infuser dans son livre. Il ne voyage pas, il n’a rien d’un touriste cultivé égaré sur des Îles où dominent les vents violents, les tempêtes qui se suivent, les rideaux de pluie qui parfois se lèvent, pour laisser un peu de répit aux marcheurs, le froid, les grognements incessants des éléphants de mer, il ne voyage pas, il s’aventure en lecture loin de son île habituelle, creuse les phrases qu’il lit, et laisse ses souvenirs accoster dans ses îles d’adoption provisoire. Le vent, la pluie, la neige, le froid vivent et virevoltent sous sa plume, présence parfois terrifiante, mais présence réelle, devenant une page plus loin, inspirante et romanesque. Le romancier est précis, rigoureux dans ses notations, il voit, il écoute, il entend, et chaque jour et chaque nuit, il lit.
« Je croyais être au bout du monde, je suis en fait dans le cœur bouillonnant du monde scientifique ».
« Je continue à avancer dans la lecture, mais toujours plus lentement, comme si la nuit en augmentant l’intensité du rapport au texte me ralentissait toujours davantage, m’engloutissait même dans ce que je lisais, jusqu’à l’épuisement ».
Laurent Margantin sur ses Îles va aller au bout de son histoire lente de la lecture, mais aussi au cœur de ce travail singulier et romanesque de s’explorer, un peu comme l’a fait Kafka dans son Journal, et Montaigne dans les Essais, il va laisser le réel s’y glisser par effraction, ce réel tempétueux, qui parfois conduit à l’épuisement, qu’il vivra physiquement. Du bâtiment qui l’abrite avec l’ensemble des chercheurs et militaires à Port-aux-Français, aux cabanes où il s’installe le temps d’une mission pour les chercheurs qu’il accompagne, celle où il se réfugie pour fuir les vents qui déchirent tout sur leur passage. L’homme silencieux, qui lit sans cesse la nuit, qui ne boit que du thé, et ne se nourrit que du bout des lèvres, va donc vivre en profondeur cet exil choisi, sa mémoire argentique, attendant le bon moment, la bonne exposition, choisissant la bonne vitesse, pour livrer ce qu’elle a enregistré, et cela donne ce petit livre, cette escale, ce récit où l’on croise des livres, des songes, des hommes et des bêtes, loin de tout, mais si près des battements du cœur et de l’âme.
Philippe Chauché
(1) « J’ai commencé à traduire Kafka en 2010, quelque temps après mon arrivée à la Réunion. D’abord des courts récits, puis des récits plus longs (Un artiste de la faim, La Colonie pénitentiaire, Le Terrier), et “enfin” le Journal à partir de 2013 ».
Depuis cet échange épistolaire l’auteur-traducteur a fermé son site, mais ses réflexions sur Kafka restent d’une grande actualité. Après une première édition par les Editions de la Revue des Ressources, voici donc une nouvelle édition de cet ouvrage publié cette fois par Tarmac. En même temps, Laurent Margantin publie deux minuscules livres, Le chemin des invisibles, et Le premier couloir, aux Editions Derrière la salle de bains ; deux livres portés à chaque fois par une phrase unique, telle une musique du souvenir. L’an passé il publiait Erres, chez Tarmac, un recueil de poésie, où l’on découvre notamment sa rencontre en Laponie avec un Renne blanc, qui l’inspirera dans ses déplacements dans les Îles Kerguelen.
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