Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Gérard Pfister (par Marie-Hélène Prouteau)
Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Gérard Pfister, éditions Le Silence qui roule, mars 2024, 96 pages, 15 €
Ecrivain(s): Gérard Pfister
Gérard Pfister est à la fois éditeur des éditions Arfuyen et traducteur. Il est aussi l’auteur d’une œuvre poétique importante, publiée, pour l’essentiel, aux éditions Arfuyen mais également aux éditions Lieux-dits, Lettres vives. Ce recueil écrit entre 1990 et 1993 au Lac Noir dans les Vosges est publié par les éditions Le Silence qui roule créées et animées par Marie Alloy, qui est peintre et graveuse. C’est elle qui a réalisé la peinture de couverture, « Reverdir », en parfaite résonance avec le titre qui fait sens vers une sorte de promesse.
Autre matin s’ouvre sur un exergue citant L’Âge de la lune du poète Leonardo Sinisgalli que les éditions Arfuyen ont été les premières à publier. Le recueil se présente en cinq parties, composées sous la forme régulière de distiques brefs. L’écriture poétique de Gérard Pfister emporte le lecteur sur le chemin d’une aube spirituelle, arrimée à une vision de la nature débarrassée de toute contingence. Une aube d’avril, singulière par son indétermination :
l’aube toujours ivre
d’un rêve de lumière
Ici s’ouvre un chemin sensible, dans les confins de soi, dans un certain absentement du monde. Dès les premières pages, en effet, les multiples expressions négatives questionnent : « plus rien que nos vies », « qui n’ont jamais », « sans qu’aucun », « qu’on ne dise rien d’autre ». Comment saisir ce rapport qui n’accède au sens que négativement ? Peut-être faut-il comprendre le motif de la mort, répété dans plusieurs vers, et jusqu’à l’oxymore, comme un moment premier, essentiel. Celui d’un nécessaire dénuement, d’une dépossession de toute chose – « la vie ne possède rien », écrit Gérard Pfister.
Comment pourrais-tu vivre
ailleurs qu’en cette mort
vivante, invaincue
en cette vie d’après
Comme s’il fallait passer par une mort à soi, symbolique, pour laisser advenir cet « autre matin ».
Écriture du dénuement. Écriture de l’effacement. Écriture du dépassement. Derrière chaque mot, il y a un blanc, un éclat de silence, celui de l’être-poète, le méditatif profond, dans la solitude de son promenoir naturel. Gérard Pfister joue de la présence subtilement dédoublée du Je et du Tu, de l’alternance entre le « silence dévasté du cœur » et « le rêve de lumière ». Il accueille le retour cyclique du temps, antique thème de la pensée, en accord avec cette nature devant lequel, humblement, le poète s’incline :
Il fallait que tout revienne
au premier jour
d’un même élan
que tout soit réuni
la descente de l’eau
l’éclosion de la sève
Dans un autre poème, la présence du « cordonnier de Görlitz », Jakob Boehme, nous emmène sur les pas d’un de ces grands mystiques rhénans que connaît bien Gérard Pfister pour l’avoir traduit et étudié. Elle nous donne les clés d’une approche. Car le dialogue si caractéristique de l’obscurité et de la lumière dans le paysage mental déploie une atmosphère tendant à l’abstraction, à l’idéalité, poétique et mystique à la fois :
Soudain
le sentier de la forêt
dans les limbes de la conscience
la présence
resurgie
L’univers s’organise autour de quelques éléments présentés de façon épurée, la fleur de gentiane, l’or des érables, la forêt, la neige sur les branches de pin. Présences idéales, comme autant de signes qui disent le sens, fondateur, malgré toutes les blessures. Le monde du singulier reprend et dépasse la pensée de Heidegger sur la technique et sur : « qu’est-ce que la chose ? ». La chose n’est pas un simple objet inerte, elle fait venir un monde : « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit », écrit Gérard Pfister.
« La petite fille est morte », « le visage de notre père, de notre nuit/le secret que toujours nous voulons savoir ». Telles sont les présences humaines du recueil, rares, touchantes et porteuses d’une aura infiniment mystérieuse.
La voix poétique s’incarne ainsi en sourdine, dans l’oblique. Ce qui se joue ici, c’est une sorte de grand entretien, débouchant, à la fin du recueil, sur la connivence secrète et la joie qui n’est pas sans une coloration religieuse :
et tu ne sais
d’où cette joie te vient
Gérard Pfister nous amène ainsi à lire son recueil, Autre matin, comme le « passage » d’un état à un autre, de différents états de conscience traversés, depuis le dénuement jusqu’à la sublimation finale. C’est ce regard de haute exigence, posé sur soi-même qui nourrit la beauté du recueil.
Marie-Hélène Prouteau
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