Atala. René. Les aventures du dernier Abencérage de Chateaubriand, François Mouttapa
Atala. René. Les aventures du dernier Abencérage de Chateaubriand, 270 pages
Ecrivain(s): François Mouttapa Edition: Folio (Gallimard)Lire Chateaubriand nous fait entrer dans l’empyrée (et François Mouttapa, dans son bel essai, nous permet cette entrée ; lisez, plus que tout autre, cet ouvrage de la collection Foliothèque : je ne sache pas meilleure introduction à l’œuvre de Chateaubriand).
La vision cosmogonique aristotélicienne (chaque planète s’insère dans une sphère cristalline qui tourne inlassablement autour de la Terre) fut phagocytée par les scolastiques médiévaux qui assignèrent la force motrice des sphères aux anges et aux archanges. Pour eux, si l’enfer se situe au centre de la Terre, l’empyrée, où Dieu réside physiquement, est un lieu non limité par un espace, un lieu non constitué de matière, un lieu placé juste derrière la sphère des étoiles fixes.
Mais il est une différence entre la prose de Chateaubriand et l’empyrée. Au lieu que l’empyrée est un lieu perpétuellement immobile, la prose de Chateaubriand est quant à elle le lieu d’une mobilité perpétuelle. Qui se fait sans heurt. Une mobilité du sens, et du souffle qui le porte (face auxquels le lecteur ne peut que charger son immobilité d’animation et de vitesse accumulées, ainsi que l’a soufflé Proust), du souffle fait phrases, qui n’a rien à envier à la musique classique, à la fluidité qu’elle propose, au sein de laquelle toute dissonance ne peut que se résoudre en harmonie, en accord tonal, parfait souvent.
En somme, il s’agit d’une mobilité qui, exempte de la moindre cacophonie, répond favorablement aux exigences nombreuses de la plus délicate mesure qui soit. Marc Fumaroli, dansChateaubriand, Poésie et Terreur (Éditions de Fallois), exhume une phrase de Chateaubriand de saCorrespondance complète (aux Éditions Riberette) : « M. de Fontanes préférait [à la précipitation moderne] voyager au gré d’une délicieuse mesure ». Et cela est parfaitement vrai de Chateaubriand lui-même. Cette mesure est la mesure de l’âme. C’est une mesure qui correspond à la modulation d’un goût, à la diction d’une sensibilité toujours à l’affût de la pulsation du cœur de l’univers, qui se fait entendre autant dans le vaste de l’Histoire que dans les détails qui font la géographie, douce au toucher, du présent.
Et si cette sensibilité est limitée, en ce sens qu’elle est – indubitablement – prisonnière d’un corps, c’est justement la façon qu’a la sensibilité d’être enclose qui conditionne son déploiement, et fait la splendeur de ses sucs, jusqu’au bout de leurs nuances. Comme le dira Vladimir Jankélévitch face à Béatrice Berlowitz (dans Quelque part dans l’inachevé), – et Chateaubriand a mis intuitivement, constamment, romanesquement en acte cette intuition du philosophe : « Nous sommes les êtres mitoyens d’un monde mitoyen, ancrés dans l’intermédiarité par notre corps : ce corps n’est pas un accident, ni un simple obstacle, il est plutôt l’organe-obstacle. En tant qu’il fait écran et, par son épaisseur, intercepte la lumière, il nous empêche de voir ; en tant qu’il est organe, il canalise cette lumière et permet la vision. Bergson a génialement révélé cette tension, débrouillé ce débat de la négativité positive : c’est justement le malgré qui est un parce que ! La vision n’est « voyant » que bornée dans son champ et dans sa portée. Et de même la connaissance n’est connaissance que par les formes qui la circonscrivent et par conséquent la nient ; ce qui l’empêche est dérisoirement ce qui conditionne sa réussite ».
Mais si la façon qu’il a d’appréhender le vaste de l’Histoire est connue, qu’en est-il de la manière qu’a la sensibilité de Chateaubriand d’appréhender les détails qui font la géographie, douce au toucher, du présent ? De les appréhender avec une passion gardant en son cœur, vivant, le secret de la délicatesse…
Concentrons-nous par exemple sur les rivières. Sur leur splendeur muette qui est une splendeur des reflets du soleil autant qu’une splendeur du dedans, laquelle tient, pour partie, à leurs habitants (l’autre partie tenant au mystère que nous apprennent les contes, depuis les premiers remuements de draps que fait notre écoute, dans la germination, plus ou moins secouée de sanglots, avec laquelle se confond l’enfance). « Quant à l’organisation des poissons, leur seule existence dans l’élément de l’eau, le changement relatif de leur pesanteur, changement par lequel ils flottent dans une eau plus légère comme dans une eau plus pesante, et descendent de la surface de l’abîme au plus profond de ses gouffres, sont des miracles perpétuels ; vraie machine hydrostatique, le poisson fait voir mille phénomènes au moyen d’une simple vessie, qu’il vide ou remplit d’air à volonté » (Génie du christianisme, Ire partie, livre V, chapitre III).
Oui, mais qu’en est-il des semences des plantes ? « Les prodiges de la floraison dans les plantes, l’usage des feuilles et des racines sont examinés curieusement par Nieuwentyt. Il fait cette belle observation, que les semences des plantes sont tellement disposées par leurs figures et leurs poids, qu’elles tombent toujours sur le sol dans la position où elles doivent germer » (Idem).
Oui, mais qu’en est-il de la nature profonde des nuages ? « Je traverse Egra, et samedi 2 juin, à la pointe du jour, j’entre en Bavière : une grande fille rousse, nu-pieds, tête nue, vient m’ouvrir la barrière, comme l’Autriche en personne. Le froid continue ; l’herbe des fossés est couverte d’une gelée blanche ; des renards mouillés sortent des aveinières ; des nues grises, échancrées, à grande envergure sont croisées dans le ciel comme des ailes d’aigle » (Mémoires d’Outre-tombe, livre trente-neuvième, chapitre 6).
Oui, mais qu’en est-il de la mer, puis du ciel ? « Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l’arrière du vaisseau, et l’on dînait à la vue d’une mer bleue, tachetée çà et là de marques blanches par les écorchures de la brise. Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste : à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve » (Mémoires d’Outre-tombe, livre sixième, chapitre 2).
Oui, mais qu’en est-il des mousses (et du contact d’une main aimée sur son épaule) ? : « Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule ; et, comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires. Souvent dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et la chêne-vert, sont couverts d’une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu’à terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane, une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme, traînant après lui ses longs voiles. La scène n’est pas moins pittoresque au grand jour ; car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d’azur, vient s’accrocher à ces mousses, qui produisent alors l’effet d’une tapisserie en laine blanche, où l’ouvrier Européen aurait brodé des insectes et des oiseaux éclatants » (Atala, « Le récit »).
Oui, mais qu’en est-il et des rochers et des vents ? « Je ne sais comment toutes ces choses qui auraient dû nourrir mes peines, en émoussaient au contraire l’aiguillon. Mes larmes avaient moins d’amertume lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur » (René).
Oui, mais qu’en est-il du pouvoir d’apparition et – surtout – de disparition avec lequel se confond le féminin, pour l’âme romantique ? « Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, j’aperçus une famille de bohémiens campée avec deux chèvres et un âne, derrière un fossé, autour d’un feu de brandes. A peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures s’empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, puis elle s’asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure […]. Il était difficile d’avoir plus de science, de gentillesse et de misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j’aurais été un digne fils, me quittèrent ; lorsque, à l’aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière s’en était allée avec le secret de mon avenir. […] [E]lle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me rafraîchir la bouche » (Mémoires d’Outre-tombe, livre dixième, chapitre I).
Oui, mais qu’en est-il d’un coucher de soleil et qu’en est-il de l’amitié ? « Le soleil dans ce moment vint toucher de ses derniers rayons les gazons de la forêt : les roseaux, les buissons, les chênes s’animèrent ; chaque fontaine soupirait ce que l’amitié a de plus doux, chaque arbre en parlait le langage, chaque oiseau en chantait les délices. […] Rentrés dans la cabane, on servit le festin de l’amitié : c’étaient des fruits entourés de fleurs. Les deux amis s’apprenaient à prononcer dans leur langue les noms de père, de mère, de sœur, d’épouse » (Les Natchez, livre III).
Oui, mais qu’en est-il des collines ? (On ne pense jamais à l’importance qu’ont les collines dans nos vies) « Le fleuve, à l’endroit des Rapides, a un mille de large. Glissant sur le magnifique canal, la vue est arrêtée à quelque distance au-dessous de sa chute par une île couverte d’un bois d’ormes enguirlandés de lianes et de vigne vierge. Au nord, se dessinent les collines de la Crique d’Argent : la première de ces collines trempe perpendiculairement dans l’Ohio ; sa falaise, taillée à grandes facettes rouges, est décorée de plantes ; d’autres collines parallèles, couronnées de forêts, s’élèvent derrière la première colline, fuient en montant de plus en plus dans le ciel, jusqu’à ce que leur sommet, frappé de lumière, devienne de la couleur du ciel et s’évanouisse » (Voyage en Amérique).
Et la diction d’une sensibilité, qui se construit, telle la floraison lente d’une liane, autour des réalités dans leurs plus infimes détails, n’est permise que par la présence pleine du silence.
« Lors de son séjour en Angleterre, Chateaubriand approfondit la dimension du silence dans les harmonies de la solitude », écrit François Mouttapa. « La prose poétique [de René] tente de restituer ce silence. Soit le paysage sonore induit une inscription du silence dans l’incantation même du texte, par le rythme et les pauses. Soit le mot même “silence” survient au moment où l’intonation chute et où la phrase meurt ».
Et si le silence est pleine présence, c’est parce qu’il abrite des sons du lointain, s’improvisant leur écrin, lesquels sons, à peine perceptibles – si ce n’est par le voile, la brume de leurs contours –, ne peuvent que nous transpercer, étant le véhicule de quelque mélancolie secrète, qui nous parvient du plus reculé des âges.
Ainsi que le décrit magnifiquement François Mouttapa (et nous cousons ici ensemble plusieurs passages distincts de son essai), l’écoute de la nature devient celle du silence qu’une tradition théologique consacre comme divin. L’élément immatériel du vent, associé à la solitude, à la plainte et au deuil, est propre à suggérer un infini de désolation caractéristique de la chute de l’homme. L’étirement des bruits dans l’espace, leur écoute et leur intériorisation rendent l’homme sensible à un infini intérieur. Les récits transposent cette expérience capitale que fut la nuit passée avec des sauvages de l’Amérique : l’écoute du silence et de sons (dont le roulement lointain de la cataracte du Niagara) qui expirent dans l’immensité de la solitude. Les lieux de la solitude confèrent aux sons une sacralité qui devient un enjeu poétique d’imitation. C’est encore la littérature anglaise qui fait découvrir à Chateaubriand le charme du son de la cloche lointaine. Les cloches qui suspendent l’oreille à une résonance qui se perd dans l’espace infini sont l’un des leitmotive préférés des poètes anglais, tels Beattie ou Gray. Comme le jeune Wordsworth qui intitule en 1798 quelques vers « Lines composed a few miles above Tintern Abbey », René aime à chercher son inspiration près d’une abbaye. « Appuyé contre le tronc d’un ormeau », il écoute en silence le son de la cloche lointaine. Il est bien l’un de ces Wanderers dont toute une poésie anglaise exalte l’esprit. Mais l’inscription du motif importe moins que le traitement expressif qu’il implique. Le discours intérieur du personnage s’anime et se rythme sur les battements de la cloche. L’espace étant celui d’une vocalité, le silence de la nuit permet au chant mélancolique de se déployer. Il faut le silence et l’infini de la nuit pour que le chant renaisse et que la parole s’élève. Aussi tous les discours qui s’apparentent à une élévation ne peuvent-ils surgir et s’épandre que la nuit venue, qui permet au sentiment d’atteindre à cette conscience de la solitude métaphysique : ainsi la déploration biblique et la consolation mystique dans Atala. Les pauses narratives de méditation correspondent le plus souvent à la contemplation de la lune. Le carmen a ce pouvoir de convertir la douleur en un poème dont le paysage nocturne révèle le caractère transcendant et envoûtant.
Matthieu Gosztola
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