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Argile et cendres, Zoé Oldenbourg (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 28.11.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman

Argile et cendres, Zoé Oldenbourg, Folio (Nouvelle édition), août 2023, 1056 pages, 14,70 €

Edition: Folio (Gallimard)

Argile et cendres, Zoé Oldenbourg (par Didier Smal)

 

Fini de rédiger en 1944 et publié en 1946, Argile et cendres est le premier ouvrage signé Zoé Oldenbourg, un roman retraçant la vie d’un couple seigneurial, Aalais, et Ansiau de Lignières, baron de son état, durant quatre décennies, du milieu de l’adolescence et leur mariage à la vieillesse, de 1171 à 1209. Aujourd’hui réédité en un seul volume, ce roman trépidant et vivant continue à prétendre au rang de chef-d’œuvre par son écriture précise et son humanisme profond.

En effet, Zoé Oldenbourg prend à cœur de décrire un Moyen Âge réaliste, du moins selon l’état de la recherche historique au milieu du XXe siècle : un lexique exact pour montrer la vie telle que la menaient les seigneurs de la châtellenie de Païens, aux environs de Troyes, à l’époque des Croisades, sous les règnes successifs de Louis VII et Philippe II – qui ne sont que des noms éloignés dans l’espace, des objets de dévotion quasi, dont la politique n’est pas à discuter mais à suivre, d’autant qu’on est sujet du comte de Champagne.

Au travers de l’histoire d’un couple marié, dès les premières pages, uni par « deux bagues en or ciselé de Syrie », c’est un Moyen Âge éloigné de toute image d’Épinal que fait revivre Oldenbourg, avec ses pièces sombres, ses cours sales, ses étuves, sa vie communautaire aux lits partagés, ses chasses et ses tournois qui sont avant tout des sources de revenus, son rapport à une nature omniprésente, sa foi chrétienne balbutiante aux pèlerinages liés à des vœux, mêlée de superstitions et autres appels faits à une vieille femme au savoir botanique empirique et incertain. C’est une vie rude mais partagée par tous, une vie où la vie et la mort se côtoient sans cesse, « argile et cendres », à en croire la Bible, chaque accouchement pouvant ainsi mener à la mort de la mère comme de l’enfant – et des accouchements, Aalais en connaîtra tellement qu’elle en perdra quasi le compte.

Le sort d’Aalais est bien celui d’une femme en cette époque troublée : porteuse d’enfants destinée à fournir un héritier viable à son époux (elle en fournira plusieurs, mais nombreux seront les enfants qu’elle perdra), gérante d’un domaine ruiné pendant qu’Ansiau est en Palestine (par deux fois), mais aussi brièvement amante d’un chevalier, Érard, qui l’abandonnera pour devenir Templier. C’est une vie rude, pour dire le moins, avec plus de larmes que de joies, plus de résignation que d’espérance, mais Oldenbourg prend garde à n’entamer aucune antienne féministe ; à vrai dire, en montrant le quotidien, en faisant agir et parler ses personnages au plus humain au travers de dialogues omniprésents et vigoureux dans leur teneur et leur forme, au plus proche de leur époque sans nul relativisme, Oldenbourg évite globalement tout jugement de valeur, et le lecteur ne se sent en rien incité à en poser aucun. Au contraire, le lecteur en vient à aimer ces personnages, à s’attacher à leur sort, avec leurs défauts et leurs croyances, comprenant ainsi qu’il est indispensable pour Ansiau de partir deux fois à la Croisade bien que cela l’oblige à s’endetter et à abandonner Aalais seule face aux créanciers, dont le juif Abner, personnage complexe d’une société qui ne l’est pas moins.

Ces deux croisades auxquelles Ansiau prend part, Oldenbourg choisit de les montrer chacune selon un point de vue différent, dans les deux cas dénué d’héroïsme comme de pathos ; pour la première, le récit se cantonne à Lignières après le départ d’Ansiau, et montre la vie d’une femme de baron laissée à elle-même, ses enfants, le domaine, alors que son époux part au loin, avec la promesse de ne pas se remarier avant sept longues années (Ansiau reviendra avant la fin du délai, en 1182) ; pour la seconde, le récit traverse la Méditerranée, et Oldenbourg décrit par le détail l’exaltation et la souffrance des croisés, les atermoiements politiques liés à une situation complexe, et surtout, en cette Troisième Croisade, la prise d’Acre par Richard Cœur de Lion, et la véritable vénération dont celui-ci sera dès l’objet pour tout chevalier. Durant cette seconde croisade vécue, Ansiau perd son premier fils, Ansiet, et c’est un bouleversement que souligne avec pudeur Oldenbourg, évoquant sans le souligner le deuil vécu par un père dont la plupart des compagnons sont morts, de maladie ou au combat.

Cet épisode particulier permet d’insister sur l’une des grandes qualités d’Argile et cendres : son autrice se cantonne aux faits, bien que ce soit elle qui les invente, sans jamais établir à partir de ceux-ci un constat sordide ou pathétique, ce dont se serait volontiers rendu coupable un auteur de notre époque. Ainsi du sort d’Aalais, celui d’une femme au Moyen Âge, dont Oldenbourg ne fait pas une égérie féministe face au patriarcat ambiant, pourtant omniprésent et violent (ainsi Aalais doit-elle supporter la jeune amante d’Ansiau, avec qui il aura une fille, à élever à Lignières aussi) ; ainsi de chaque mort, acceptée avec une forme de fatalisme, aussi douloureuse soit-elle à vivre (perdre un enfant, même âgé de quelques jours, est insupportable) ; ainsi de chaque situation vécue, d’une maladie cruelle à des hivers passés enfermés dans des pièces minuscules et mal aérées. Ainsi du quotidien au Moyen Âge, en somme, dont Oldenbourg n’élude pas les joies non plus.

En ce sens, Oldenbourg se fait chroniqueuse d’une vie sans gloire véritable autre que la Croisade – qui ne fait pourtant pas d’Ansiau un saint, loin s’en faut. Il est vrai qu’elle s’est documentée des années durant avant de se lancer dans la rédaction d’Argile et cendres et qu’elle reproduit des passages de chroniques rédigées à l’époque des Croisades, dont celle de Gui de Bazoches et celle d’Ambroise ; bien que ces passages soient indiqués entre guillemets et accompagnés de leurs sources exactes, le lecteur en viendrait à les confondre avec le reste du roman, tant celui-ci tient donc de la chronique. Il en va de même avec les extraits de chansons du XIIe siècle qu’Oldenbourg glisse entre les lèvres de ses personnages féminins ; ces vers semblent de sa main de jeune femme de 1944.

À proximité de Troyes se trouve le domaine de Lignières, à la fin de douzième siècle, et l’on y mène une vie autre que celle chantée par Chrétien de Troyes en ces mêmes années, plus ancrée dans le réel ; Juliette Arnaud, préfacière de la présente édition, affirme s’y être rendue avec régularité depuis la découverte d’Argile et cendres dans la bibliothèque de sa mère. C’est souvent aussi que nous aurons envie de retourner en Champagne, aux côtés d’Aalais et Ansiau, pour y goûter un Moyen Âge sans fard.

 

Didier Smal

 

Zoé Oldenbourg (1916-2002) est une historienne et romancière française d’origine russe. Membre du jury du Prix Femina, reçu en 1953 pour La Pierre angulaire, suite d’Argile et cendres, elle a publié entre autres des essais historiques consacrés au Moyen Âge.



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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.