Après la fin du monde, nuages Requiem, Colette Klein (par Murielle Compère-Demarcy)
Après la fin du monde, nuages Requiem, Colette Klein, Éditions Henry, Coll. Les Écrits du Nord, 2023, 80 pages, 12 €
Visionnaires s’incarnaient les paysages de Michaux, sous mescaline ou non, puisque, ainsi (et en l’occurrence à l’acmé du souffle, le Poète qui acte (poïen en grec) la parole), l’œil à l’écoute du créateur VOIT le réel dévoilé/révélé. L’exergue de Après la fin du monde, nuages Requiem de la poète et peintre Colette Klein (https://www.coletteklein.fr/) nous plonge in media res dans l’ambiance du Voyage auquel ce nouveau recueil nous invite. En effet Charles Baudelaire, évoquant des études d’Eugène Boudin (peintre éminent des nuages…), nous parle dans ce passage du Salon de 1859 (VIII Le paysage) du phénomène de Pareidolia, cette illusion optique créée par notre regard porté sur le mouvement aléatoire des nuages, et souligne la « profondeur » et « les splendeurs » déployées par cette ivresse contemplée des hauteurs semblable à « une boisson capiteuse ou (…) l’éloquence de l’opium » qui montent telles ténèbres chaotiques à nos cerveaux. La palette expressive du poète des Fleurs du Mal, aussi précise et ciblée que le ravissement de la lumière commis par Delacroix ou Turner dans la tourmente de la tempête, annonce que nous entrons, ici, dans le cadre de l’Infini d’un univers écrit à l’encre forte.
Ils passent, dit le poète…
Mais,
l’œil, la rétine, peuvent-ils, d’un coup de pinceau
saisir les animaux et les villes qu’ils emportent ?
interroge Colette Klein en capture créatrice d’images, soit comme tout poète mais ici du point de vue singulier des nuages à explorer en leur vivante transfiguration, symboliques métamorphoses à l’instar de ce que donnent à voir les tableaux sans cesse recommencés du peintre modelant et restituant le rouleau de Moebius de nos vies vertigineuses.
Qu’est-il au-delà des nuages ? La question mérite d’être posée et la poète se la pose. Nous retrouvons alors la poète des Pas perdus et d’autres poèmes dans lesquels la disparition de proches et notre tentative de les retrouver depuis notre point de vie terrestre, nous signale que « la nuit dévore / tous ceux qui s’en approchent ». Cette vision personnelle dystopique de la poète s’inscrit dans une vision d’Après la fin du monde. Tel un trou noir nous attirant irrésistiblement et auquel, électron libre propulsé dans l’effroi galactique, nous tenterions de résister pour, de justesse, nous préserver, la Vie nous embarquant dans la rondeur de ses jours de ses soleils mais aussi, nous faisant trébucher au point de bascule où l’équilibre s’expérimente dans la fragile certitude d’un battement de cils telle l’éternité, entre cime et abîme ; où la vie, sur son versant obscur, nous confronte à la guerre que se font les Hommes. Faisant d’eux des « oiseaux bâillonnés » : désailés.
Les oiseaux bâillonnés
creusent le ciel, creusent la terre
creusent le cri
sur la ligne de crête
qui dévore jusqu’au moindre désir.
Le coup de pinceau/le trait fulgurant de la poète capte le ciel du Verbe pour en tracer à l’horizon de spontanéité créative de son regard, Voyant, les courants ascendants, les courants descendants, les courants contraires, portant au-delà de nous l’envergure de nos désirs.
Ce vertige même, au cœur des remous de nos existences livrées à leur destin, comment le domestiquer ? Comment en prendre son parti lorsque la souffrance nous accable ? « Histoire de détourner la soumission au destin/de fissurer le silence, l’insupportable silence ». Car toute fissure, même brèche, ouvre une perspective, aussi menu que soit le fétu de lumière, échappé de l’interstice. Toute béance résonne entre les parois de sa vacuité ou de son vide, et la poète écoute le cri sourd de la vie qui pulse, que ce cri soit de jubilation, de jouissance ou, vie qui hurle et saigne de sa bouche blessée d’être livrée aux barbelés, cri expulsé dans la douleur par le sourire mutique ensablé des opprimés. Comment vivre : comment dire L’Imprescriptible (Vladimir Jankélévitch) ?
Éclairs foudroyant le cerveau
par ce qui ne peut être regardé
Les camps de l’enfance
n’ont plus de porte,
ne peuvent être refermés.
La force du poète est de maintenir quelque clef d’accès pour nous acheminer jusqu’au seuil d’un réel délivré des serrures aveuglantes et aveugles. Par la force d’effraction des mots. Et même si la toile du temps ne peut être réparée dans ses accrocs, dans ses erreurs de parcours, dans ses décalages de défaillance ; et même si la mémoire ne peut recoudre ses laps d’absence – un lieu davantage ensoleillé s’avère possible, de ce possible sans cesse rejoué à chaque point du jour au clair du poème
Une trouée de bleu
suggère le départ
vers les notes plus intimes
de
l’ascension
En apesanteur, dans sa pesanteur, l’ascension du Poème ôte de son emprise, de son poids, la pesée / la pesée du cri étouffé de nos existences, ainsi le crissement des mots dans le Ci-Gisant d’un Requiem faisant trembler/vibrer la lumière du vitrail au bout de nos mains orantes, au bout de la langue psalmodiée ou reliée aux séismes d’une écriture où le feu des mots embrase, et la mémoire et le présent scarifié par la guerre.
Dans ce recueil, Colette Klein remonte le temps perdu au fil de la mémoire et tente, sourcière du cri, de retrouver des proches, des semblables, depuis un « pays de solitude » où vivre, continuer de vivre, revivre, survivre écorche et expose à la foudre, ciel de l’infini et viscères. La poète ose regarder, au-delà de la morsure des barbelés entre les dents. Ne serait-elle pas de ces anges, au lieu-dit même du « cri invoquant le songe », qui se battent contre la foudre, et dont les mots nous traversent et nous touchent, de leurs lames filantes d’étoile, au cœur même de notre lucidité vacillante ?
Murielle Compère-Demarcy
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