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Apprendre à faire l’amour, Alexandre Lacroix (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 21.08.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Essais

Apprendre à faire l’amour, Alexandre Lacroix, Champs/Flammarion, mai 2023, 224 pages, 9 €

Apprendre à faire l’amour, Alexandre Lacroix (par Didier Smal)

Ce matin à la radio, What’s going on de Marvin Gaye : la voix du chanteur-phare de la Motown, sensuelle, dont chaque intonation est servie par une tessiture qui tient du velours et de la soie tout en étant un coton rassurant, vogue sur des arrangements complexes et un rythme qui échappe au binaire. Alexandre Lacroix marquera son accord à la comparaison : cette chanson de Marvin Gaye donne envie de faire l’amour à la femme aimée, d’accorder les coeurps (néologisme indiquant une préférence pour un « holisme strict » tel que défini dans Apprendre à faire l’amour) à ses vibrations – et si la femme aimée est absente, cette chanson fait penser à elle, tout comme la jazzy et rythmiquement affolante Wild is the wind interprétée par Nina Simone, envoûtante elle aussi dans la présence et dans l’absence. Tout le contraire d’une chanson contemporaine à celle de Gaye, 1971, signée James Brown, Hot pants, dont le titre seul (« mini-short moulant ») indique la teneur : alors que Gaye fait l’amour, Brown baise. Chez le second, cette rythmique lourde et répétitive, cette voix qui tient du feulement, du cri, et de tout ce qui rugit entre les deux, c’est de la baise. Voici, en deux chansons, expliquée la teneur du bel essai d’Alexandre Lacroix, Apprendre à faire l’amour, découvert par le biais d’une brillante interview radiophonique – écouter la radio, donc, pour avoir envie de faire l’amour et en entendre parler.

Que l’on pardonne deux choses dans le paragraphe précédent : la référence hétérosexuelle, dont s’excuse aussi Lacroix – mais l’on ne peut parler que de sa propre expérience ; faire l’amour n’est pas l’exclusivité d’une quelconque orientation sexuelle, et les considérations développées dans Apprendre à faire l’amour procèdent avant tout d’une expérience humaine du partage corporel (mais pas que, puisque Lacroix résout au passage le problème du dualisme âme-corps), connue par chaque être en rencontrant un autre. Qu’on pardonne aussi le terme « baise », utilisé en contrepoint absolu de l’expression « faire l’amour » – car cette antonymie, claire pour tout le monde, résume à elle seule, peut-être de façon plus éclairante encore que la comparaison entre deux chansons, ce dont parle Apprendre à faire l’amour. Au terme « baise », d’ailleurs et puisque Lacroix l’utilise dans certains contextes où il a valeur énergétique, préférons le néologisme « freudporn », ce contre quoi est écrit le présent essai – alors qu’à essayer, on préfère parfois conclure, et contre, tout contre (qu’on pardonne aussi cette incartade en forme de calembour).

Pour faire bref, le « freudporn », c’est le sexe moderne, sous double égide freudienne et pornographique, les deux ayant en commun le puritanisme et la mécanisation procédurale (préliminaires, mais pas trop, pénétration, éjaculation) de l’acte sexuel dans un objectif unique : la satisfaction masculine liée à la reproduction de l’espèce – l’orgasme féminin n’est qu’un accident, dans le « freudporn ». Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, oppose à cette tristesse, à laquelle il admet s’être livré dans sa jeunesse (mais a-t-on fait mieux au même âge ?), une autre vision de l’amour, basée sur une réflexion philosophique où Kant lui-même est appelé à la rescousse – pour réfléchir à la « Réification », titre d’un des trente et un brefs chapitres composant Apprendre à faire l’amour, et la désapprendre, ou du moins en apprendre l’abjecte conséquence : je ne suis pas avec l’Autre, je me sers de l’Autre.

Kant n’est pas le seul convoqué : Lacroix appuie aussi sa réflexion sur les écrits d’Aristote, Barthes, Sartre, Foucault, Levinas, Schopenhauer, Montaigne ou Spinoza, ainsi que sur des rapports célèbres relatifs à la sexologie (Masters & Johnson et Hite, bien sûr) et des écrits de philosophes qui, avant lui déjà, avaient pensé la sexualité et son rapport à notre humanité – Gagnon et Soble en particulier. Lacroix fait donc œuvre de philosophe – tout en s’appuyant sur son expérience personnelle et sur des écrits reflétant l’époque, en particulier ceux de Houellebecq, Mailer ou encore Millet. C’est à se demander si l’objet du présent essai est faire l’amour, ou faire la philosophie, ou philosopher l’amour, ou aimer la philosophie ; tracez un carré avec une de ces propositions à chaque coin, puis tracez les diagonales, positionnez-vous à l’intersection de ces dernières, et vous aurez une vision plutôt exacte de ce que propose en fait Lacroix.

Cette proposition s’étale donc sur trente et un chapitres, qui sont autant de réflexions sur un aspect de l’acte amoureux – l’un, l’orgasme, étant approfondi, si l’expression est exacte, en deux chapitres – pour arriver à la conclusion de sa non-nécessité, celle-ci étant culturelle et liée à une erreur de perspective : faire l’amour est un but en soi, et non le moyen d’atteindre ce fichu orgasme. C’est ici que l’on pourrait lire de travers Lacroix et affirmer qu’il hausse les épaules à l’idée de l’orgasme féminin tout en voyant le masculin comme nécessaire – à ceci près que ce serait lui faire un vain procès, basé sur son appartenance au genre masculin et son hétérosexualité, c’est-à-dire un préjugé, puisqu’une lecture honnête des deux chapitres en question interdit d’y lire un quelconque sexisme. Il en va de même pour les vingt-neuf autres chapitres, écrits plaisamment et clairement, avec une argumentation rondement menée (on pense en particulier au chapitre « Sur les détails du corps », joli car quasi poétique). Lacroix parvient à faire admettre la justesse de son point de vue, qui met aussi de côté le kama-sutra – mais pas la rencontre souple et amoureuse des corps, nuance.

La seule crainte relative à cet ouvrage est qu’il devienne ce qu’il ne peut être : un manuel de savoir-faire ou savoir-vivre, ou les deux à la fois, pour une nouvelle sexualité. La réflexion est intéressante, pour dire le moins, et permet même de cristalliser des pensées diffuses ou des propos échangés avec la personne aimée (car s’il y a bien des personnes qui parlent d’amour et de faire l’amour, ce sont les personnes qui s’aiment et font l’amour – au temps pour l’adage selon lequel ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins), mais l’on craindrait une appropriation hypocrite de cette réflexion. Comme dit ci-dessus, Lacroix admet que, dans sa biographie, le « freudporn » a eu sa place, peut-être tout simplement parce qu’il est homme dans une société où la domination passe aussi par le sexe et où la consommation s’étend à l’être aimé ou supposément tel (quand elle ne s’étend pas sur cet être, donc), et a donc cheminé, probablement en compagnie de la femme qu’il a véritablement aimée un jour ; il a ensuite pensé ce cheminement et l’a confronté à la pensée philosophique – mais il a tendance à oublier ce cheminement et sa nécessité : « faire l’amour », osons le jeu de mot façon Desproges, s’apprend sur le tas, et certaines personnes, peu importe leur sexe ou leur orientation sexuelle, ne verront jamais la nécessité d’évoluer – même si, parmi ces personnes, certaines au fond le désireraient, mais puisqu’elles sont prises dans le « freudporn » (omniprésent dans le discours ambiant, et pas uniquement dans la production pornographique, mais aussi dans certains genres musicaux populaires auprès de la jeunesse) en ignorant la possibilité d’autre chose malgré ce que leur susurre leur coeurps…

C’est peut-être au fond le seul défaut du présent essai : Lacroix, même s’il s’en défend, adopte parfois une posture quelque peu moraliste. Or, la morale, à certaines heures, bah, on s’en défait comme des autres atours vestimentaires et on se laisse aller à la vérité. Nue, nécessairement nue. Quant à la posture, libre à chacun d’en faire une position, ce avec quoi Lacroix serait d’accord.

 

Didier Smal

 

Alexandre Lacroix (1975) est le rédacteur en chef de Philosophie Magazine. Il a publié de multiples romans et essais.

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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.