Ainsi parlait Maître Eckhart (par Marc Wetzel)
Ainsi parlait Maître Eckhart - dits et maximes de vie choisis et traduits du moyen haut-allemand par Gérard Pfister, éditions bilingue, Arfuyen, 144 pages, décembre 2014, 13 €

Gérard Pfister, l'éditeur de cette collection, qui ici traduit et choisit les textes, l'écrit dans sa brève préface : Eckhart (1260-1328) n'a voulu toute sa vie (et son oeuvre) dire qu'une seule chose, simple et lancinante en nous tous - comme une unique phrase qui ne demande qu'à naître - d'autant qu'elle concerne exclusivement la naissance du coeur humain à lui-même (naissance mystérieuse bien qu'indéfiniment renouvelable) - mais qu'il y a normalement échoué : comme l'enfant qui nait échouerait à commenter ce qui lui arrive, comme la nudité échouerait tout autant à formuler le vêtement qu'elle est, ou comme, enfin et surtout, on échouerait à comprendre (à saisir même que quoi que ce soit y soit à comprendre) une phrase comme : l'homme est l'animal divin (et le Tout de la Présence est son maître). Car c'est bien ce que semble vouloir dire partout maître Eckhart : l'homme est l'être vivant dont l'ultime pointe de l'âme est divine, est Dieu lui-même (même si par ailleurs Dieu est par lui-même, alors que l'âme - hors de cet infinitésimal fond "incréé et incréable" d'elle-même - n'est que par Dieu). Mais justement : si le propre de Dieu est d'être par lui-même, et s'il y a une ultime région de l'âme humaine qui est Dieu, alors quelque chose de l'homme est par soi, et l'homme est bien, en cela, l'animal divin.
Cela ne veut pas dire que l'homme est l'animal de Dieu (la soumission religieuse n'est qu'une interprétation parmi d'autres - et la moins divine peut-être, puisque Dieu en tout cas n'est pas, lui, religieux ! - de cette incommensurable dignité ou noblesse), ni que l'homme peut interpréter et manier comme il l'entend cette souveraineté animale (si Dieu est sage, juste, vrai et bon, l'homme n'a possible part à Dieu qu'à cette condition et ce tarif mêmes pour lui), mais cela signifie en tout cas que, puisque Dieu est Un ("rien ne peut lui être ajouté"), la plus fine pointe de l'âme est Une avec Dieu (rien ne doit donc lui être ajouté pour qu'elle le devienne, et il ne suffirait pas même que tout lui soit retranché pour qu'elle cesse de l'être). Eckhart l'atteste ainsi : Dieu est, sûrement, dépris (ou libre) de toutes choses pour pouvoir être toutes choses (sermon 52), et Dieu est Vérité en tant qu'il fait apparaître en lui tout ce qu'il rend réel, il est comme la cause originaire de l'accomplissement des causes, il a en lui l'ordre et la formule de tout ce qui arrive. Or liberté et vérité sont justement, d'après Eckhart, le propre de l'animal humain : liberté au sens où l'homme peut, par son esprit, se détacher de toutes conditions, extérieures comme intérieures (sauf de ce qui serait condition de ce détachement même, à savoir Dieu et l'âme), et vérité au sens où l'homme peut, dans son "verbe" (son langage articulé) rattacher les choses à leur origine, les événements à leurs causes, et cette capacité de formuler, pour ce qui arrive, l'ordre de ce qui le cause (qui suppose la capacité de détacher des manifestations apparentes du monde les lois insensibles qui les régissent), permettant l'objectivité : c'est-à-dire l'accord possible des esprits sur ce qui est également indépendant d'eux tous. Pour Eckhart, cette double puissance humaine de détachement (de déconditionnement de la conduite - la liberté se retirant là où ce dont l'homme dépend ne peut la suivre -, et de désubjectivation du jugement - la vérité formulant les sources de ce qui lui échappait ou l'indifférait -, pour le dire dans nos termes) est en l'âme humaine comme elle est d'abord en Dieu.
Bien sûr, cette origine divine des puissances humaines de liberté et vérité nous fait sourire (jaune ?), puisque nous voyons dans la complexité acquise du cerveau humain (qui permet à cet organe de produire des relations à lui-même qui ne sont ni explicables ni prévisibles, et ainsi de relancer un cours à la fois contingent et autonome de lui-même) la suffisante source de notre "liberté", et dans l'articulation verbale et symbolique de la voix (qui permet aux rapports entre les mots d'objectiver les relations entre les choses) la suffisante source de la "vérité" de nos discours. Mais reste le double mystère de cette puissance qu'eut la vie, dans la construction du cerveau humain, de se représenter à elle-même, et, dans l'obtention de la parole, de coder sa propre expérience (alors qu'aucun codage équivalent de l'acquis n'est évolutivement apparu). La vie, justement, est pour Eckhart ce phénomène qui tire de soi son propre mouvement (ce qui est mû d'ailleurs, comme un cadavre ou une machine, cela ne vit plus ou pas, p.43), qui peut trouver en ce qui l'a engendrée (qui reste codé en elle) de quoi engendrer à son tour : elle est l'opération même de sourdre de soi, et c'est d'ailleurs pourquoi, écrit Eckhart, elle est, comme Dieu, sans pourquoi, ou n'en a un qu'en lui (si sa puissance de jaillir de son propre fond (p.47) ne peut, logiquement, lui provenir que d'un fond sans fond). La vie ne cherche qu'elle-même, mais, en elle, ce ne chercher que soi est Dieu même; et si, par la fine pointe de l'esprit, qui permet à l'homme de contenir ce qui le contient (par l'intellect) et de contrôler ce qui l'anime (par la volonté), l'homme d'abord créé est littéralement ré-engendré en Dieu, alors tout homme est à ce titre fils de Dieu (et le Dieu chrétien n'ayant qu'un Fils pour se dire tout en lui, le plus haut de l'âme humaine rejoint et complète le Christ en étant elle-même non plus seulement unie à Dieu, mais avec le Fils une en son Père). On comprend que ce dernier point (l'appartenance directe du sommet de l'âme humaine à l'activité trinitaire même) ait valu quelques embarras inquisitoriaux au dernier Eckhart, mais peu lui importait, car il est alors, opportunément, mort à 68 ans par Dieu, non par l'Eglise, l'humilité d'un homme - écrivait-il - consistant (p.71) à n'être que sa propre part éternelle.
Cette mégalomane humilité d'Eckhart (qu'on lui a reprochée, à l'instar de sa mythomane orthodoxie !) est en effet logiquement suicidaire : car s'il suffit de "rien qu'un instant se laisser soi-même absolument pour que tout nous soit donné" (p.67), ce don n'échoira, par principe, à personne de temporel en nous. L'humilité est certes vraie puisque descendre accroît d'autant l'altitude de ce qu'on considère (p.27, "plus le puits est profond, plus il vient haut"), et Diogène avait raison de narguer Alexandre ("je suis un bien plus grand seigneur que toi, car j'ai dédaigné plus de choses que tu n'en as jamais possédées", p.29), mais son fondement est la plus orgueilleuse ("L'homme vraiment humble n'a pas besoin de demander à Dieu; il peut commander à Dieu" !, p.71) des postures, car la part éternelle et incréée de l'âme humaine, si infime soit-elle, situe nécessairement quelque chose de l'homme avant la Création même, c'est à dire le fait exister avant que Dieu même ne soit sa cause productrice. Et Eckhart l'affirme directement : si l'homme a part à la vérité et à la liberté, c'est précisément parce qu'il n'a pas toujours été créature, c'est à dire que quelque chose de lui était avant de pouvoir être par Dieu, c'est-à-dire n'était qu'en étant directement en Dieu. C'est donc parce que quelque chose de l'homme a été Dieu (comme le Christ l'était), ou que l'idée de l'homme en Dieu avant la Création était nécessairement Dieu, que l'âme de l'homme (de l'être humain seul) peut être, à l'instar du Fils unique, réengendrée en Dieu. Car Dieu n'engendre que ce qu'il ne crée pas. Ainsi la "pauvreté" essentielle de l'homme réside dans une richesse incréée de lui : et de même que la pauvreté matérielle réside précisément dans l'absence des moyens mêmes de sortir de cet état, la pauvreté spirituelle réside paradoxalement dans la présence même du moyen de n'avoir pas surgi dans le monde, ou de pouvoir, dans le monde, revenir en nous à ce qui a pu n'y jamais entrer.
Bien sûr, l'auteur qui a fondé dans la liberté même de Dieu celle de l'homme (dans leur même capacité à tenir à distance - de tout ce qu'on "habite, possède ou déploie" * - leur être profond) pouvait, avant Sartre, être soupçonné de déifier sans retour la liberté même, et de faire basculer le "détachement" d'une aimable néantisation à un catastrophique auto-anéantissement, mais la responsabilité d'une âme humaine, devient, à proportion, infinie. Responsabilité dont elle ne s'acquittera plus en priant, en bénissant ou même en faisant des miracles, mais seulement par une exigence de compréhension infinie, mais délicieuse : l'homme reconnaissant sa compréhension comme engendrée par cela même qu'elle comprend et contribue, en Fils de l'Inconnu, à faire vivre et incarner dans le monde. Dieu ne me demande ici que de le laisser être Dieu en moi (et un Dieu "de réalité", non simplement un "dieu de pensée" (p.21) qu'Alzheimer ferait disparaître), m'assurant que :
"Là où l'homme, dans l'obéissance, sort de lui-même et se défait de soi, il faut nécessairement que Dieu, en ce même lieu, entre à son tour. Car celui qui ne veut rien pour lui-même, il faut que Dieu veuille pour lui comme il veut pour lui-même" (p.17),
... mais que restera-t-il à qui ne voudrait plus rien pour lui-même, si Dieu même n'était en son fond que celui que nous aurions d'abord voulu faire être ? Que resterait-il de l'amour même du mystère (et l'amour est bien cette confiance en l'indépassable) si l'Intelligence de la Nature pouvait ne lui venir que d'elle, et toute autre provenance d'elle ... que de nous ? Le "fond le plus intime de la nature divine" n'est-il que notre "désert" ? Eckhart, pourtant, insiste encore au fond de nous : si la Nature s'est produite elle-même, elle est incréée. Mais, cela même, où le saura-t-elle hors de l'animal divin, dont la Présence est le maître ?
* l'expression est de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière
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Marc Wetzel
Nota : à l'occasion des 50 ans des éditions Arfuyen, et en hommage à son sagace et vaillant fondateur, on se permet de revenir ici, dix ans en arrière, au premier volume paru de sa remarquable collection "Ainsi parlait ...", consacré à l'immense et merveilleux Eckhart.
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