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Ainsi parlait, Eugène Delacroix, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Marie Alloy et Jean-Pierre Vidal (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 20.10.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ainsi parlait, Eugène Delacroix, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Marie Alloy et Jean-Pierre Vidal, Arfuyen, septembre 2023, 176 pages, 14 €

Ainsi parlait, Eugène Delacroix, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Marie Alloy et Jean-Pierre Vidal (par Marc Wetzel)

Delacroix était, comme le souligne la remarquable introduction, un homme nerveux et courtois, compensant une très maigre mémoire par une extraordinaire imagination, un homme auquel son état maladif rendait tout effort difficile mais dont la discipline de vie était le premier et infaillible appui (« Cette vie est trop facile. Il faut que je l’achète par un peu de cassement de tête »), un homme que son génie – qu’il cachait trop selon ses amis, et trop peu selon ses ennemis – exposait à tous les malentendus et à la « panhypocrisiade universelle » fr. 270 (il n’apprécie pas que Baudelaire le comprenne si bien ; mais il ne s’étonne pas que Chopin, dont il admire la musique, apprécie si peu sa peinture ; il plaint Hugo de se prendre pour Dieu, et Dieu pour Hugo – sur ce dernier point, comme l’écrivent plaisamment les deux auteurs de l’ouvrage, « Il a conclu un concordat avec la religion, il la respecte, mais elle ne gouvernera pas ses actes et sa vie »). En toutes choses, comme on va voir, il est à la fois (comme l’écrit son amie George Sand), un passéiste et « l’oseur par excellence ». Comme le résument en une éclairante formule (p.31) Marie Alloy et Jean-Pierre Vidal, « Delacroix veut accompagner les intermittences de l’être pour mieux les combattre ». Voyons un peu comment :

Son proverbe favori ? Un de son invention : « Il faut secouer sa fiole » (371), proverbe, ajoute-t-il, « applicable aux vases fêlés et boiteux comme je le suis » ; sa devise, étonnante : dimicandum ! (216) – le gérondif de « lutter » : il lui faut donc exposer sa vie à ce qui la brime ou la brise, s’agiter contre l’inertie et l’indolence (et, en effet, comment pétiller sans vibrer, scintiller sans tressaillir ?) ; sa consigne pour tous ? « Mourons, mais après avoir vécu » (217), qu’il commente ainsi : le temps se perd pour ceux « qui n’ont pas essayé de vivre ». Et préférer vivre avant la mort est sage précaution, dit-il (de son ironie aux étincelles glacées…), car, ne croyant pas « à cette petite personne appelée âme dont on nous gratifie » (369)…

« Comment justifier l’immortalité de l’âme en présence de ces âmes de néant et de ténèbres, plus nombreuses que les feuilles de la forêt que le vent balaie pour engraisser la terre et lui faire enfanter de nouvelles myriades de productions destinées au même anéantissement » (362).

… il ose une comparaison (évidemment picturale) particulièrement nette et cinglante (393) : attendre immortalité de la part de son âme, ce serait compter sur la beauté d’une scène peinte pour abriter son tableau des craquelures et moisissures du temps !

Trois mots surtout reviennent quand il se parle (dans son Journal) ou parle à d’autres (dans la Correspondance) de lui-même : le travail, le goût, l’amitié.

Sur l’amitié, rien de plus précieux et fragile (« Que peu de chose peut tenir dans ce miroir où deux têtes se réfléchissent ensemble » (117), rien non plus qui ne vienne assez tôt (« Les nouvelles (amitiés) sont des arbres mal plantés que le premier souffle déracine » (92) et ne vieillisse plus mal (« Il y a des gens qui m’aiment et que je n’aime pas parce qu’il est trop tard pour cela » (85). Ambiguïté de l’amitié : nous désirons plaire à des amis… que nous ne nous sommes peut-être faits que pour avoir des gens à qui plaire ! (284).

Le goût (qui est comme la « mesure » de ce qui mérite de séduire (305), qu’il juge être à peu près la seule vertu française (414), lui semble avoir disparu, comme « la maturité de l’esprit » (340) qu’il scellait : l’homme sans maturité, dit-il (199) – spectateur comme créateur – veut obtenir de l’art plus que celui-ci ne peut, et échoue ainsi lui-même à en vouloir ce qu’il y pourrait.

Quant au travail (Dante, Michel-Ange, Shakespeare, Rubens et Goethe n’ont, au fond, de commun dans sa si fervente admiration que le travail), tant qu’on peut le mener (« cette chienne de santé est si nécessaire au travail, elle répand une couleur fraîche et riante sur tout » (26), et « tant que j’aimerai à travailler, je ne regretterai pas beaucoup de reste » (210), il ne vaut que continu, comme l’est le travail de la nature ou du temps (« lentement et incessamment », sans nos « intermittences »). Ainsi, c’est moins le contenu de la nature que son rythme propre qu’il faut copier. « Il ne faut pas (davantage) quitter sa tâche » qu’elle (215). Comme il l’écrit à George Sand, en 1853 :

« Vous allez bien puisque vous travaillez : nous travaillerons jusqu’à l’agonie ; que faire autre chose dans le monde, à moins de s’enivrer, quand vient le moment où le réel n’est plus à la hauteur du rêve ? » (265).

Ce que dit d’ailleurs l’artiste Delacroix sur l’artiste en général est étonnant, et sans trop d’amertume. L’artiste est d’abord, dit-il, plus « isolé » que les autres hommes, car (208) lui-même délaisse – pour le renouvellement même de son œuvre – ce qu’on comprend de lui ; ensuite, il sait, quand il le faut enfin, se délasser, abandonner l’effort constant, oublier la tyrannie de l’œuvre à poursuivre… parce qu’il connaît intimement le prix exorbitant du repos que lui mérite son travail (224) ; sa liberté est singulière, car il n’arrive à être comme tout le monde (ce qui, pense sincèrement Delacroix, est la condition du bonheur) qu’en modifiant, à proportion, par ses œuvres mêmes, ce monde (222) ; son espérance l’est tout autant, car il connaît d’autant moins son éventuelle postérité qu’il la change à chacune de ses œuvres importantes (209). L’artiste est éminemment vulnérable et responsable à la fois : vulnérable car, étant lui-même pour les autres comme une rare et résiduelle pépite d’un Âge d’or révolu – ou n’ayant peut-être jamais été réel – il en témoigne à son détriment, puisque (237) les « scélérats » et les « traîtres » n’ont de cesse de l’en ponctionner ; mais responsable aussi, parce que, lui-même fécondité fragile, il est aussi particulièrement sensible à la fragilité d’une civilisation (188) que la puissance même de son art même pourrait défigurer, s’il laissait la folie ou la complaisance commander à son travail. Mais la dignité de l’artiste tient, quoi qu’il en soit, dans son irremplaçable fonction : « résumer » ce qui est à sentir (290), c’est-à-dire : clarifier et intensifier la perception des autres.

L’homme, on le sait, était peu progressiste (hors de l’art) (« Quelles nouvelles révolutions nous préparez-vous avec… vos Robespierre de carrefour ? » (99). Son conservatisme pessimiste tient dans l’idée simple, mais éclairante, que le progrès empêche les hommes de se conquérir (276) eux-mêmes ; les diverses « perfections » dont une civilisation nous fait hériter nous dispensent fâcheusement de les gagner en nous-mêmes. Ainsi, « ce que l’homme gagne d’un côté, il le perd de l’autre » (294). C’est cela seul, d’ailleurs, qui lui convient dans la Révolution de 1848 (où il fête ses cinquante ans) : elle périme d’un coup ce que les « vieux » s’apprêtaient à transmettre, à confier à une passive relève : « Rien ne démontre mieux que les révolutions la nécessité où sont absolument les vieillards de céder la place à de nouveaux aspirants à la vie » (157). Mais les catastrophes historico-culturelles ont du bon : la déroute collective réoriente ceux qu’elle n’égare pas tout à fait. Il l’énonce plus rudement encore : « L’adversité rend aux hommes toutes les vertus que la prospérité leur enlève » (300). Quoi qu’il en soit, la tonalité tragique du monde humain lui paraît logique, et banale : ce qui nous a, entre les animaux, mystérieusement rendu conscients de nous-mêmes, vient sans vergogne nous en réclamer le prix : « Ce je ne sais quoi, qui a donné à l’homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même ? » (190). S’il définit merveilleusement la bonté, comme vertu « de nous aimer dans les autres », il note que « l’affreux moi » (124) veille, et que, de toute façon ces autres… disparaissent (154), et « puisque l’on reste abandonné de tous ceux que le cœur s’était choisis comme des modèles et des appuis contre le chagrin » (411), ne restent plus que les œuvres d’art pour ne jamais s’éloigner, elles, des quelques-uns les voulant bien pour modèles ! Mais cette plénitude esthétique dure ce que dure la présence des hommes, et « peut-on être véritablement heureux dans une situation qui doit finir ? » (256).

Reste aussi, peut-être, Dieu. Delacroix semble passer d’un déisme circonspect (« l’être des êtres ne montre presque jamais à ses tristes créatures que le côté irrité de son visage. L’embûche, la menace est partout » (135) à une sorte de mysticisme sans espérance (certes, « Dieu est en nous », écrit-il moins d’un an avant sa mort – mais… il y restera sans doute !!).

Ici, comme en tous les domaines, l’intelligence de Delacroix ondoie et se permet toutes les variations qui meublent « la grande hardiesse (nécessaire) pour oser être soi » (389). Il ne dirait pas que les sots – mais bien les lâches ! – seuls ne changent pas d’avis, parce que le sot est d’abord celui qui ne sait pas faire varier le prix de ce qu’il pense (366). Delacroix, à l’exact inverse, ne cesse (et ce remarquable recueil l’illustre pour nous avec rigueur et conviction) d’évaluer toujours autrement ce qu’il importe à une vie de réussir. Doutant, s’il le faut, du raffinement même (qui égaie la décadence sans l’affronter – et peut-être même sans la deviner (324), de sa propre virtuosité (« tout cloche éternellement » (365), même le style, et le style même n’est que l’imparfait remède à l’imperfection de tout langage (200) et de son aristocratique « retirement » (qu’il semble railler en constatant que, lorsqu’on s’ennuie trop pour changer significativement d’activités, ne reste plus qu’à changer… d’ennui ! (385) ; mais notre terrible et inconsolable travailleur est resté, en toute sa vie d’art et de pensée, ferme sur un double et sobre constat : avoir du génie épuise ; et cette bienheureuse fatigue pourtant l’aura conduit seule hors de lui-même. Il le dit ainsi :

« Non seulement le plus grand par le talent, par l’audace, par la constance, est ordinairement le plus persécuté ; mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce fardeau du talent et de l’imagination. Il est aussi ingénieux à se tourmenter qu’à éclairer les autres » (191).

« L’inachevé de Rembrandt, l’outré de Rubens. Les médiocres ne peuvent oser de la sorte. Ils ne sont jamais hors d’eux-mêmes. La méthode ne peut tout régler. Elle conduit tout le monde jusqu’à un certain point » (205).

Ce très instructif et complet florilège nous permet, justement, de voir combien cet homme, en ne désespérant jamais des décisions que son imagination dut sans cesse prendre, a su conduire sa méthode au-delà d’elle-même.

 

Marc Wetzel

 

Delacroix (1798-1863) ; pour lire et présenter son œuvre écrite, il fallait un peintre proche des écrivains, et c’est Marie Alloy (1951), directrice des éditions Le Silence qui roule, et elle-même poète (Ciel de pierre, Les Lieux-Dits 2022). Il fallait également un écrivain proche de la peinture, et c’est Jean-Pierre Vidal (1952), poète et essayiste, qui a publié, entre autres, l’admirable Passage des embellies en 2020 chez Arfuyen.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.