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À propos de Symptômes, Lectures transversales de l’art contemporain, Éric Suchère (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 08.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Symptômes, Lectures transversales de l’art contemporain, Éric Suchère, L’Atelier contemporain, septembre 2018, 168 pages, 20 €

À propos de Symptômes, Lectures transversales de l’art contemporain, Éric Suchère (par Yasmina Mahdi)

Notes légères

La bonne maison d’édition L’Atelier contemporain publie l’ouvrage récent d’Éric Suchère, intitulé Symptômes, Lectures transversales de l’art contemporain accompagné de photographies de qualité. Éric Suchère aborde des définitions de l’art dit contemporain, en pointant ses manifestations tautologiques. Mais la tautologie n’est-elle pas un des aspects de l’art, de ses fables et de ses affabulations ? Sachant que tout art est affabulation, toute forme d’art, qu’il soit figuratif, abstrait ou performatif, constitue une fable, un prélèvement subjectif du réel, une reconfiguration narrative (même si elle parle pour elle-même). L’auteur introduit en rappel l’importance des mouvements de mode, se référant en cela à Georg Simmel (1858-1918), célèbre penseur de l’interdisciplinarité des formes sociales. Ou pour le dire autrement, la prééminence du hic et nunc qui gomme l’Histoire et l’avenir, dans un va-et-vient de nécessité du changement permanent [qui] implique que la mode s’épargne en réactualisant sans cesse ce qui est déjà passé de mode – et, en cela, la mode perd son rapport de pertinence avec le présent, avec le temps. Un ruban de Moebius…

L’auteur se réfère à des plasticiens en vue, primés par des institutions d’état ou privées, lors de manifestations bruyantes, où tout devient esthétique, cool et soluble dans la culture visuelle « boboïsée ». Éric Suchère analyse les symptômes de la scène visuelle du XXème et du XXIème siècles, ses signes maladifs, sorte de pronostic médical. Il émet un avis critique à propos de ce qu’il nomme l’esthétique compassionnelle concernant la facilité des messages délivrés, distanciés, sur les drames de notre société : immigration, naufrages, exils, morts violentes. Nous sommes loin de l’appel pathétique d’Hervé Guibert (mort en 1991) et de son Protocole compassionnel.

Au moyen de citations de peintres et d’écrivains (incluant les artistes de la tradition), l’essai tente également de restituer les sources de l’art moderne, fondées à contre-courant de l’art dit classique, avec des galéjades, des pieds-de-nez aux règles de l’art savant, faisant preuve d’un certain nihilisme : une manière de tout dégonfler même la parodie, même le mauvais goût, même l’idiotie – par l’idiotie. Cette iconoclastie se poursuit chez certains praticiens de l’art qui s’affichent en produisant du vulgaire ou du sensationnel, exposent en s’autoproclamant « sans opinion », avec des produits « sans titre » ; ce qui en fait un spectacle immédiatement visible, un divertissement, l’ensemble soutenu par un discours d’escorte élaboré par des consignes et des dogmes. Les injonctions sont quelquefois paradoxales, ou horizontales, car « tout se vaut ». À l’instar du fameux adage de Robert Filliou, le « bien fait », le « mal fait », le « pas fait » – pris au pied de la lettre par des plasticiens et des enseignants en écoles d’art. Sans doute, l’essai essaye de démontrer combien les visées de ces artistes ont quelque chose d’infantile (de scatologique) ou de vain (de vide). Les principes d’équivalence entre la négation et la déconstruction ont engendré le dénuement jusqu’à l’indigence. L’on pourrait parler de nivellement de la forme – un effacement de ce que Kant préconisait comme recherche du beau, beau à comprendre comme dépassement de soi et principe d’entendement universel. Donc, un retour du primat de l’individu égocentrique et ethnocentré (ses références étant principalement occidentales). L’on pourrait également penser à la prose redondante de Gertrude Stein (citée par tout le monde), A rose is a rose is a rose is a rose…, encore une manière de redire la même chose jusqu’à l’abolir – et peut-être est-ce là une habile manipulation des consciences ?

Le chapitre « Ce qu’est un artiste lettré »  offre des pistes de réflexion même si l’on peut douter que la culture classique aujourd’hui [soit] oubliée et intimidante. En effet, il existe aujourd’hui une infinité de variations et d’interprétations à partir de la tradition picturale, laquelle reste inépuisable ; voir les tableaux de David Hockney, ceux de Kehinde Wiley, né en 1977, « peintre de cour et de ghetto », de Kent Monkman, né en 1965, etc., qui ne sont pas sans racines dans la tradition de la peinture savante. L’artiste lettré use ses lettres aussi par l’intrusion de slogans, de graphisme – dès le Pop Art –, de proverbes – dans l’art conceptuel –, mots agrandis isolés sur un mur, accrochés sous forme de panneaux publicitaires, ou bien juchés en extérieur au sommet d’une colline, composés d’ampoules, de néons. N’oublions pas les textes générateurs des mouvements d’avant-garde, du Pop, du happening, des situationnistes, de Guy Debord, un des fondateurs de l’Internationale lettriste, de Isidore Isou (créateur du lettrisme, mort en 2007), de Maurice Lemaître (immense figure du lettrisme français, mort dans un relatif silence en juillet 2018). Éric Suchère aborde la « redéfinition du geste » du peintre, et à ce sujet le « dépassement de l’art » occupe les paragraphes sur l’origine et le pourquoi du geste créateur, si tant est qu’il existe un dépassement, ce qui impliquerait dès lors, la possibilité d’une régression de l’art, du sujet et de l’artiste. Citons par exemple l’impasse esthétique d’un Saut dans le vide d’Yves Klein, la pertinence de son sens actuel, ainsi que de ce qui reste de ses reliefs-éponges bleu IKB, maintenant décor de théâtre – objets dépossédés de leurs symboliques et de leurs gestes initiaux.

Le texte de Symptômes nous suggère aussi, avec le constat du « presque rien », du « pas grand-chose» de l’art contemporain, l’hypothèse d’une influence du protestantisme (quand dans le Temple rien d’ostentatoire ne doit subsister), reléguant l’objet à sa plus simple information. Nous pensons aux pierres (pour désigner l’Intifada ?) de Kader Attia, né en 1970, dans l’exposition On n’emprisonne pas les idées (Mac Val, 2018), aux sacs Tati, ballots de tissu et bouteilles de Road to exile de Barthélémy Toguo en 2008, pour signifier les ballots des migrants, aux tickets usagers de tiercé, seuls loisir et espoir de sortir de la pauvreté de milliers d’immigrés et d’ouvriers, du lauréat 2011 du prix PMU, Mohamed Bourouissa, né en 1978, entre autres… S’il s’agit d’une dénonciation, et nous sommes quand même loin de l’œuvre Tres de Mayo (1814) de Francisco de Goya, de son intention à représenter le massacre d’anonymes gens du peuple sans détour ni métaphore, ni complaisance. Le registre contemporain ne provient ni d’archétypes souvent fondateurs du western ou du fantastique, des féeries, ni de traités de rhétorique, pas plus que de « scénographies didactiques » mais, semble-t-il, d’un degré zéro du dépouillement symbolique et intellectuel.

Éric Suchère utilise un style loin des propos amphigouriques de certains magazines d’art contemporain. Lisons avec attention les très jolies notes sur la légèreté, à la manière d’une dissertation dix-huitièmiste. Il mentionne l’existence de la poésie contemporaine, ce qui ouvre sur d’autres horizons, bien que le concept de disruption (terme de stratégie de marketing), équivalant à une rupture, ne s’applique pas à toutes les formes poétiques actuelles. Le culte du rien (nihil) prend une allure de prophétie, avec l’abolition du sujet, le fondement du manque comme primat ontologique, une sorte de scientisme de salon chic, tout en étant assez ravageur, autoritaire et dangereux par bien des aspects. Quelques détails à signaler, pour compléter : le chardonneret rapporté à la Vierge raconte l’histoire de l’enfant Jésus jouant avec un oiseau en argile et lui donnant miraculeusement vie (in Evangelicum Infantiae Arabicum, l’évangile apocryphe de Pseudo-Matthieu, Vème siècle), et le noir brasse toutes les couleurs. Pour conclure, laissons la parole à Éric Suchère : Deux fois rien pourrait être un rien – un peu, un pas grand-chose… – où le rien – je prendrai ce terme dans une acceptation globale comprenant les deux autres termes que je renonce à écrire systématiquement – est à prendre non pour ce qu’il est mais pour ce qu’il n’est pas. Cela semble n’être rien, affiche qu’il n’est rien mais est, en fait, quelque chose de plus que ce qu’il semble être.

 

Yasmina Mahdi

 


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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.