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À propos de Rire et gémissement, Tarik Hamdan, et Du bleu autour, Viviane Ciampi, éditions Plaine Page (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 22.01.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Rire et gémissement, Tarik Hamdan, et Du bleu autour, Viviane Ciampi, éditions Plaine Page, 2018, chacun 10 €

À propos de Rire et gémissement, Tarik Hamdan, et Du bleu autour, Viviane Ciampi, éditions Plaine Page (par Didier Ayres)

Poésie connexion

Comme il me fallait choisir dans toute la livraison 2018 des éditions Plaine Page, j’ai essayé de joindre deux ouvrages assez différents mais qui illustraient avec pertinence le mot de connexion – qui est le titre de la collection où paraissent ces livres, le premier de Tarik Hamdan, poète palestinien et journaliste, et le second de Viviane Ciampi, poétesse italienne et peintre. En effet, dans les deux cas, il s’agit bel et bien d’une « connexion », l’une au monde et à l’Histoire, et l’autre au monde matériel de l’organicité physiologique de l’être humain. Cependant, je parlerai peut-être davantage de Rire et gémissement, car ce recueil est plus volubile, plus imagé et donne mieux à penser la relation avec le monde qui va, avec l’Histoire, avec le tremblement du monde, cher à Édouard Glissant. Mais je n’oublierai pas de décrire mon sentiment à l’égard du travail de Viviane Ciampi, dont l’ouvrage s’accompagne de ses propres encres, taches fluides et bleutées, un peu maritimes et qui rappellent le test de Rorschach.

Pour être précis, je dirai que Tarik Hamdan s’approche plus de Darwich que d’Adonis, poètes dont la renommée internationale est connue de tous mais qui, néanmoins, font appel à deux registres et deux regards qui diffèrent, et en un sens, se complètent. Du reste, ce sont sans doute ces registres, l’épique et le politique, puis celui de la langue, de sa force lyrique, de l’intime, lesquels forment une coupure qui correspond bien à mon propos, qui m’autorisent à écrire quelques lignes sur les accointances de ces deux parutions récentes : V. Ciampi avec son univers fracassé, T. Hamdan et le monde bourdonnant d’injustice et de souffrance. Ce dernier évoque bien à mon sens l’adage venu de Shakespeare ou du théâtre du Siècle d’or espagnol, lesquels n’hésitaient pas à décrire le monde comme un théâtre, et à faire du théâtre, un monde.

 

Les mêmes rôles

Dans la même grande pièce

Intitulée

L’Histoire.

 

Donc le poète n’a pas peur ici de convoquer la réalité pour éprouver sa vision du monde, pour connecter le verbe et la chair du verbe, ne s’empêche pas de parler du monde et de l’Histoire. D’ailleurs, on peut, par transparence, apercevoir le journaliste qui témoigne et qui ajoute au poème l’événement et sa part objective, faisant de la poésie un fer-de-lance.

 

La poésie ne jaillit pas de l’imagination

C’est un objet kitch inventé par des dinosaures éteints

Et des renards sournois

Inventé par des bavards et des gens romantiques

Par des escrocs, des idiots

Et des patriotes démagogiques.

 

Le politique s’invite donc dans le poème, et peut-être sont-ce là une caisse de résonance et une mise en lumière des linéaments complexes qui unissent le poème et la réalité. Rire et gémissement décrit une vision prosaïque, un récit de choses inertes parfois, disserte sans intellection, de l’accaparement de la langue par la narration ou de ce qui met l’homme en péril. Est-ce l’Apocalypse qui fait la toile de fond de cette œuvre ? Sont-ce là les meidosems de Michaux ? En tout cas une proposition forte et entêtante.

Du bleu autour ne participe pas de la même manière à saisir le monde et sa réalité, mais se fait plutôt écriture des connexions entre l’intimité de la poétesse, et de la matérialité devenue double du corps et de la pensée. Les poèmes et les encres qui l’accompagnent sont un espace thérapeutique comme si écrire pouvait guérir. Écrire aide à vivre, permet la régression vers soi, quand l’angoisse physique rend immobile, vers la part sensible au langage, à sa nature miraculeusement performative.

 

elle

saura rester

bien sage

au bord des

choses.

 

En ce sens le recueil est presque expérimental, joue sur le phénomène de ce que les arts plastiques appellent la performance. Cette poésie est faite, je crois, pour être dite, prononcée, appartient à la lecture à voix haute, et tiendrait tout à fait l’épreuve de la lecture publique. Elle peut aussi se concevoir en regard de la peinture, par exemple illustrant les Splash de David Hockney, ou les travaux d’illustratrice de Nicole Claveloux. Et les mots qui souvent trouvent une richesse par les épithètes qui les jouxtent par un tiret, où le hasard n’est pas arbitraire, dessinent un monde singulier, à part, et qui réalisent, si l’on peut dire, l’opération de retrait, propre à la sculpture qui enlève pour révéler la forme, de toute cette littérature que j’appelle un peu généralement une conception négative, ce qui en termes métaphysiques correspondraient à la théologie négative.

 

il a jeté sexe dans son cerveau-cuisse

il a planté ciguë dans son cerveau-gazon

il a oublié aiguille dans son cerveau-talon

il a enfanté dans son cerveau-alouette

il a navigué dans son cerveau-sauvetage

il a parlé dans son cerveau-langage

il a somatisé dans son cerveau-folie

il a vidé du vide dans son cerveau-vide

il a court-circuité du plein dans son cerveau-plein.

 

En tout cas, ces deux ouvrages des éditions Plaine Page permettent de voir, de lire, d’entendre la diversité des chuchotements, cris ou déclarations que la poésie est capable de restituer. Ils contribuent à leur manière à l’élocution du monde.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.