A propos de "La mort aux trousses" d'Hitchcock. Deux lectures
1. Synopsis 1959
"La Mort aux trousses"d'Alfred Hitchcock par Yasmina MAHDI
Sous le titre français qui sonne comme celui d'un roman policier, on voit au générique le vrai nom anglais, "North by Northwest", enroulé comme un noeud de Moebius, c'est-à-dire une impasse, un nom qui ne veut rien dire. Un titre qui, comme le plan de la plongée vertigineuse du haut du toit de l'immeuble des Nations-Unies à New-York sur le bassin circulaire et le jardin qui s'arrondit en coin, le tout encadré et bloqué par les fenêtres cellulaires du gratte-ciel, se trouve sans issue. Comme un constat. Une vision aveugle. Un angle mort. Le film est célèbre car chacun s'est approprié la course-poursuite d'un homme traqué, se retrouvant seul attaqué par un avion. Détournement du sens ou anticipation de détournements d'avions ? Guerre froide derrière le saupoudrage d'informations, (nocif comme l'épandage), d'images de femmes et d'hommes élégants, impeccables, - sorte de gravure de mode des années 60 -, adeptes du modernisme, (et de l'individualisme), du bien-penser et du bien-manger, agents de la propagande d'un peuple sain d'Amérique ? Continent débarrassé de ses scories, espions venus de l'Est, trafiquants, usurpateurs politiques ?
La course-poursuite
Une séquence s'ouvre sur la scène d'un théâtre social avec l'emploi du temps cadencé d'un publiciste, léger et décontracté, suivi d'une secrétaire-script-girl, pour un scénario bien rodé. Puis, les mécanismes du quotidien de Roger Thornhill sont brutalement perturbés par un quiproquo inquiétant, ce qui interrompt le droit fil d'une vie à l'américaine. Le scénario devient suspense, thriller grâce à des malentendus causés par une atmosphère de duplicité liée par une histoire d'espionnage, - aventure, course-poursuite dans une voiture déréglée et programmée pour une mort certaine. Soudain, tout se désagrège, se disperse, est sujet au trouble, à la chute et au mensonge. C'est un remaniement du réel. Ressurgissent du fond de cette trajectoire tordue les ratages du héros : ses divorces, ses unions malheureuses, sa solitude amoureuse, l'emprise maternelle, -la mère incarnant une joueuse de bridge invétérée, doutant du sérieux de son fils (et de son intégrité en tant qu'homme).
Une femme apparaît
En 1959 - après "Une femme disparaît" de 1938 -, une héroïne apparaît, Eve Kandall, amorçant la diégèse d'une façon décisive, - dans le rôle d'une espionne - et définitive, qui met fin au célibat du publiciste devenu fugitif, aux méfaits des malfrats (dont l'un est son amant) ; aux doubles fuites, -celle de Roger Thornhill tentant d'échapper à des ennemis inconnus et à celle des secrets dérobés par des tueurs traqués à la solde d'un Etat ennemi. C'est une Eve d'avant la chute, (qui aura lieu au Mont Rushmore), toute puissante, capable de préserver une mission aux prix de l'abnégation de sa vie affective, une femme moderne, qui travaille, indépendante et ayant recours à des stratagèmes complexes, pour dénouer une affaire dangereuse. Au centre de l'intrigue, l'actrice Eva Marie Saint, (un nom édifiant), interprète brillamment l'agent de la C.I.A. chargée de troubler Cary Grant, ici un peu vieillissant. Eve Kandall (kan=vue, ou décrire) rencontre de façon concertée [par un Professeur et son équipe du contre-espionnage] Roger Thornhill (buisson de la montagne) dans le train en partance pour Chicago, symbole de la fuite en avant, de l'éphémère, et aussi symbole phallique. Le parcours est balisé à l'insu du publiciste, adroitement dirigé par Eve qui provoque un quiproquo amoureux, plaçant soudain le fuyard coupable dans la position d'objet de désir sidérant et sidéré, enfermé comme une sardine en boîte dans la couchette repliée du compartiment de la jeune femme. Tout un stratagème est mis en place grâce à Eve, qui joue sur plusieurs tableaux et dans de nombreux espaces clos. Blonde platine, vêtue somptueusement de robes de couturiers, chaussée de talons d'acier, elle conduit en main de maître Philip Vandamm (James Mason), subtile et secrète, prête à tous les sacrifices, notamment celui de l'homme qui l'attire, Roger, piégé en pleine campagne, pour sauver sa patrie. Doublement découverte et reniée, jetée de son piédestal sans ménagement par Roger, qui la traite de prostituée, en partance pour une mort violente fomentée par Philip et son acolyte, Eve sauve sa dernière mise en arrachant des mains de l'espion la statuette qui contient les micro-films. Sa mission est accomplie, son contrat est achevé. Eve Kandall est déchue de son statut de quasi déesse, tout comme l'objet d'art acquis en salle des ventes est désacralisé. Cassant son talon dans l'hallucinante descente du Mont Rushmore, devenant une cible, un gibier, elle s'abandonne à son sort, jusqu'à lâcher la main de Thornhill et se laisser tomber dans le gouffre. La voici apeurée, vulnérable, pour enfin capituler dans les bras de l'homme transformé en sauveur et en patriote. Durant cet épisode, la précieuse statuette se brise en morceaux, attribut de l'art, comme l'escarpin d'Eve, attribut de domination érotique. Eve Kandall a troqué sa spécificité d'agent secret et réapparaît dans le final en femme mariée, sous le patronyme de Madame Tornhill, dénouement propre au happy end. Elle a échangé ses costumes éclatants contre un peignoir d'intérieur, un pyjama de femme au foyer, en petites pantoufles couleur chair, dans le train-couchette (le lit conjugal) qui ramène le couple dans le fameux "home, sweet home".
Yasmina Mahdi
2. - La Mort aux trousses d’Hitchcock ou La figure vide par Didier AYRES
Figure vide. Représentation qui indique la place de ce qui est absent. Voilà Cary Grant qui endosse la veste de l’absent, Kaplan. Cherchait-il une personne intérieure à quoi convenir ? Les trois initiales R.O.T. sont celles de quelqu’un qui existe, mais en même temps qui n’existe pas, car il prend l’aspect d’un leurre. Cependant, R.O.T. alias Roger O Thornhill est le protagoniste d’un kidnapping, d’une tentative de meurtre, de grivèleries de nourriture et d’hôtel, de vol de voiture et enfin de divers faits de justice qui sont sans importance, non pas en regard du droit, mais de la morale, de la moralité du film. D’autres personnages, comme le groupe pilote de la C.I.A. agit avec un cynisme bien moins naïf, et n’est pas animé par une nécessité de survivre, en quelque sorte.
Figure vide. Et cette lettre O, sorte de zéro qui est aussi la liaison de Roger avec sa propre filiation, tout autant énigmatique que le North by northwest du film d’Hitchcock, absent, perdu ou retrouvé, en bute au néant et à une sorte d’absurdité. Absurdité surtout dans le sens du caractère drolatique de l’association d’idées dans le rêve. La veste trop courte des vrais/faux vivants/morts d’agents du F.B.I., boîte d’allumettes avec initiales, groom d’hôtel qui cherche quelqu’un, pellicules capillaires de l’agent fantôme, vraies/fausses taches d’alcool sur le sofa des Townsend, piécette de monnaie qui tintinnabule sur le gravier, sulfate sur du maïs, de la truite trop saumonée au goût de miss Kendall, détails sans grande importance sinon comme éléments faibles de signification portant en eux une gravité narratologique aussi marquante et puissante que celle du rêve. Le film est comme ce pistolet à balles blanches qu’utilise notre héroïne pour faire semblant de tuer celui qu’elle aime, le fameux Roger O Thornhill, à la fois double et percutant.
Figure vide, transsubstantiation religieuse, pain que l’on mange comme celui d’une kénose, kénose nullement mystique ici, mais avilissement d’une créature disons de papier, d’un personnage de fiction dans la peau d’un garçon un peu immature, classique cadre de la middle class américaine, où pour finir, il n’y a nulle comédie sociale mais des masques, des usurpations d’identité, des double-jeux, des mises en abyme comme nous le laisse entendre Vandamm sur les qualités du publiciste en question, Roger O Thornhill, qu’il prend pour Kaplan et qu’il qualifie de misérable comédien de l’Actor’s Studio. On agit ici comme en racontant un rêve en psychanalyse.
Figure vide, anonyme qui prend le train pour Chicago et qui rencontre cet homme, Thornhill, en anglais « colline aux épines » dans lequel on pourrait peut-être voir un personnage biblique ? Le mont des oliviers ? Moïse et le buisson ? En tout cas, cette rencontre avec Eve Kendall est du registre de la grâce et de l’amour, véhiculés gravement par de vrais visages et de vrais noms, amour qui dénonce la mascarade. Nous sommes dans la double attente du zéro et de l’infini, pourrait-on dire, quelque chose qui augmente, qui dissocie adroitement la personne, par exemple comme dans le hall de gare de Chicago où des bagagistes rouges et gris se démultiplient comme pour sauver le héros d’une injustice accablante.
Figure vide, unie et désunie à elle-même, qui ressemble à notre condition, si l’on décompte l’invraisemblable histoire cinématographique, mais qui satisfait notre désir de spectateur, et qui nous propulse dans une temporalité idéale ; figure vide comme un balancement d’un rôle à l’autre, vêtement de papier, êtres de pellicule, propos de photogrammes qui rendent lisible l’inquiétude de notre condition.
Didier Ayres
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