Winston Churchill, François Kersaudy
Winston Churchill, Tallandier/Nouvelle Edition, février 2015, 700 pages, 28,90 €
Ecrivain(s): François Kersaudy
Un art assez recouru de la fiction romanesque consiste dans la construction de personnages auxquels, malgré leur modelage extravagant ou l’attitude démarquée qui les caractérise, l’univers non factice qui les incorpore rapporte une confondante vérité. A travers l’inépuisable livre ouvert mais non controuvé de l’histoire planétaire, par où surgissent également des personnalités sortant de l’ordinaire, se lit parfois à l’inverse un tel schéma d’adaptation. Résolue entre les moitiés collantes des XIXe et XXe siècles, la révélation vivante et hors norme de l’Anglais Winston Churchill reflète particulièrement ce renversement, où, s’agissant notamment des dispositions d’un seul, l’invention et les performances de l’imaginaire n’auraient probablement su défier avec pareille arrogance les limites du possible, voire même celles du concevable. Pour le cas du plus célèbre protagoniste insulaire de la seconde Guerre mondiale et que présente par le détail François Kersaudy dans la biographie qu’il lui consacre, peut-on ainsi découvrir avec une certaine stupéfaction que, durant sa vie entière, cette figure atypique bientôt hissée sur le devant de la scène politique anglaise déborda presque constamment les conventions dans sa manière de s’imposer, que ce soit à dire ou faire.
Sous la plume habile et bavarde du narrateur, l’observation du politicien britannique, sans doute produit d’une société évolutive plutôt contrastée, cependant au vécu incroyablement dense et chaotique, donne-t-elle finalement aux événements ayant borné son périple d’existence l’aspect d’un engrenage de mirages hallucinants…
Malbrough s’en va-t’en guerre étaient les paroles d’une chanson française composée au temps de Louis XIV pour moquer les mérites du duc anglais (de son vrai nom John Marlborough mais à la prononciation française restée délicate) qui avait, à l’époque, infligé au resplendissant soleil du roi de France la pâleur terne d’une plutôt maquillée déroute militaire. Descendant de ce charismatique et fin tacticien d’outre-Manche, Winston Churchill aurait-il bénéficié alors, grâce à son aïeul, d’une biologie où les gènes du savoir stratégique combinés avec ceux de l’impertinence par le verbe et la façon se seraient imposés comme gain héréditaire ? Digne héritier de cet ancêtre et officier anglais d’une renommée certaine, Randolph Spencer-Churchill le déroutant mais éphémère père de Winston, ne donnait-il pas lui-même déjà ce sentiment qu’un chromosome dont il s’était vu nanti par sa prestigieuse ascendance avait fait de lui un cacique et rhétoricien sortant du lot, laissant cependant bientôt l’ère victorienne toute ébahie de ses imprévisibles humeurs et facéties ? A travers ce passage évocateur d’un flambeau personnel du père à son fils, et selon le descriptif qu’en donne François Kersaudy, voyons plutôt que les mœurs échus dans la vieille aristocratie anglaise au temps de Randolph auront confectionné le profil chaque fois assez « élucubrant » des hoirs du château familial de Blenheim. Aussi est-ce, d’abord dans les inflexions d’une austérité (au sens de rudesse) plus spécialement affective, et ensuite à travers une dévolution politique assez remarquablement débridée, que se liront avec rationalité les folles constructions de caractères et les irrépressibles fiertés dynastiques dont, au bout de la chaîne sanguine, Winston Churchill se sera vu le transfusé.
Tôt éloigné du distendu foyer familial, le « petit rouquin replet » né en 1874 était alors collé en pension dès 1881 à l’école St-Georges d’Ascot. Les troubles de ce gamin, entêté collectionneur de timbres et de soldats de plombs, assez peu plié aux attentes scolaires mais souffreteux chronique et doté d’un tempérament déjà très affirmé, l’accompagneraient ensuite dans un internat de Brighton. Toujours aussi peu assuré de bienveillance parentale, en dépit de ses douloureux appels réitérés dans cette direction, la petite victime de ce poignant abandon rejoindrait à terme la célèbre école de Harrow pour y être non moins délaissé par les siens, à deux pas de Londres.
Ce qui aurait pu se voir qualifié en d’autres milieux de flagrante « débauche » retenait probablement, à cette époque et pour la catégorie des aristocrates anglais du XIXe siècle, quelque plus présentable appellation de « vie dissolue »… Dépenses, jeux, alcools, voyages, frivolités ou infidélités conjugales dilués dans des mondanités aseptisées par les gages de la politique ou du rang social se voyaient effectivement les marques de Randolph et Jennie, parents du jeune Spencer-Churchill. En raison de toutes ces occupations devancières, ils n’auront alors pas fait grand cas de leur progéniture. D’une sévérité implacable pour son fils, le syphilitique ascendant du « petit bouledogue méchant aux cheveux roux » ne cessa de considérer son garçon comme un incapable. « Mon époux m’a tellement trompée que j’ignore même si mon fils est de lui ». Tenus par une contemporaine des Churchill, ces propos rapportés désignent pour le cas maternel la nature de ces insécurités vécues dès au départ par le futur homme au cigare légendaire. Ce dernier ne gardera, d’ailleurs étonnamment mais sûrement grâce à son permanent regard tourné sur le lendemain et à son tempérament décideur, aucun grief contre ses aînés pour ce contexte où on l’aperçoit pourtant bien lucidement malheureux : « Ma mère brillait à mes yeux comme l’étoile du soir. Je l’aimais tendrement… mais de loin » (p.27). Ces formes émouvantes d’un conditionnement affectif initial rugueux inciteront le lecteur à déceler chez Churchill ce qui deviendra sûrement un moteur des plus efficaces dans sa vie à longue durée (89 ans). Selon une psychanalyse en laquelle il ne s’aventure pas mais dont il nous procure les éléments à travers sa biographie, F. Kersaudy présente ainsi avec un profitable relief le détail marquant de la construction physique et mentale de celui dont, sans cette éclairante exploration, on ne comprendrait guère plus tard le ressort et les motivations.
Intrépide, velléitaire, entreprenant, imaginatif, rêveur, dispersé mais tout aussi omniprésent, avide, impatient, bouillonnant, joueur, subversif, irrésolu, audacieux et passionné de guerre…, alors téméraire mais cependant lucide et parfois visionnaire, finalement, et au plus fort degré, actif et pragmatique. Redisons-le, autant de traits paroxystiques, souvent à la frange du paradoxe, auraient pu faire de Churchill la caricature affinée du plus exalté mais exceptionnel personnage de roman. Sous la plume de Kersaudy nous apparaît pourtant bien le descriptif d’un protagoniste à la chair assemblée de toutes ces fibres, aussi tel que les balises de son parcours long mais authentique en précisent avec régularité le contour. « Ce volcan d’idées peut entrer en éruption de jour comme de nuit ; d’ailleurs il s’est fait installer un lit dans son bureau, afin de pouvoir travailler tôt ou tard » (p.200).
Manifestement atteint d’insatisfaction permanente, syndrome persistant depuis de délicates privations de jeunesse, le plus célèbre des Premiers ministres anglais nous invite à le suivre sur le chemin de sa vie assez constamment agitée. Entré en politique dans le suivi de son père avant la fin du XIXe siècle, déjà se démarque-t-il de ses amis conservateurs en épousant des thèses qui leurs sont hostiles. Devenu libéral (et même, au sens économique du terme que n’hésite pas à rappeler l’auteur : « libre échangiste »), il n’en demeure pas moins un inconditionnel défenseur de la monarchie britannique avec, bien sûr ses inflexions démocratiques mais aussi toutes ses pesanteurs profondément hégémonistes. La question de la colonisation impériale trouve en lui à la fois le journaliste et le pseudo militaire qui soutiennent avec orgueil la gloire et les honneurs de leur vieux pays dominateur. Voyage à Cuba, voyage aux Indes et en Afrique retiendront le motif essentiel de ces menées conduites par le plus fervent avocat de tous les rattachements maintenus à la couronne. Il faut toujours de l’action à Churchill. Lorsqu’il n’en invente pas la cause, il se porte résolument là où elle est en œuvre. Répression séparatiste au nord de l’Inde, guerre au Soudan puis guerre des Boers et bientôt aussi… deux guerres mondiales. Trop peu auraient été ces deux dernières pour contenter l’homme insatiable de mouvements et qui, en vertu de miracles que l’on ne s’explique guère, sortit étonnamment toujours indemne, que ce soit des batailles rangées africaines où des tranchées-hécatombes de la Grande guerre. « Churchill est enchanté de trouver en Clemenceau un homme aussi fasciné que lui-même par le danger et le fracas des combats ; leur entourage, rentrant instinctivement la tête sous une pluie d’obus, l’est évidemment beaucoup moins… » (p.208).
Face aux personnalités anglaises ou étrangères, toujours Churchill imposa sa stature originale et fulgurante. De Gaulle, en qui, dès 1940 et par provocation monarchiste, il détecte soudainement un « connétable », mais auparavant les ministres anglais Balfour, Asquith, Attlee ou Chamberlain connaîtront bientôt ses manières inédites et souvent aussi ses plus irritantes facéties. Il en ira de même avec la somme conséquente de militaires anglo-américains qu’il épuisera régulièrement d’insomnies, de conseils et d’invitations actives, y compris dans de très ubuesques projets stratégiques. Conscient de sa relative impuissance face aux puissants Staline ou Roosevelt, le bouillonnant et remuant réfractaire au nazisme n’en obtiendra pas moins d’eux le crédit plein d’un partenariat honorifique. A peine lui reprocherait-on aujourd’hui son inféodation à la présidence américaine et que justifia d’abord la dépendance économique anglaise, quand le bon Churchill faisait cependant clairon de sa langue nationale pour laisser croire à l’ascendant de son peuple sur cette collusion.
Avec les meilleures raisons, nous autres Français reconnaissons tout d’abord et essentiellement le mérite, la gloire et aussi les affres gentilles du grand Churchill à l’horizon de la seconde Guerre mondiale, dont l’issue de liberté bientôt favorable à nous autant qu’aux siens lui est, dans une large part, incontestablement redevable. Dès 1936, prévisionniste de la tempête totalitaire européenne, celui qui, contre vents et marées pacifistes, dénonça le neutralisme conduisant tout droit aux pires horreurs ne saurait être privé aujourd’hui encore de notre très admiratif retour. Ce regard approfondi grâce auquel François Kersaudy invite le lecteur à la découverte de la personnalité intégrale de Churchill permettra sûrement à quiconque aujourd’hui de se faire une idée sérieuse de ce que peut ou doit être la valeur efficace des hommes qui entendent orienter leur semblables et même gagner leur mandat pour conquérir le pouvoir. Alors, cette obstination de ceux qui ne s’avouent jamais vaincus, redoutable ou bénéfique ? That is the question, my Lord ! Pour Churchill, le verdict ne fait guère de doute, mais quel homme il aura fallu…
Le témoignage d’une vie sans relâche éloquente, très magnifiquement raconté.
Vincent Robin
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