Victoria n’existe pas, Yannis Tsirbas
Victoria n’existe pas, octobre 2015, trad. grec Nicolas Pallier, 66 pages, 10 €
Ecrivain(s): Yannis Tsirbas Edition: Quidam Editeur
Paroles décomplexées
Dans un train qui mène vers Athènes, deux voyageurs se retrouvent dans le même compartiment. La conversation s’engage. Il faut dire qu’il s’agit plutôt d’un échange unilatéral. En effet, l’un des hommes se tient en retrait. Il écoute son comparse déverser son flot de mots et de temps en temps relance la dynamique lorsqu’il sent que le débit de son voisin se tarit.
Ainsi, par un monologue très étudié au style cru, Yannis Tsirbas crée un personnage, digne héritier de la crise grecque. En effet, ce dernier décrit à son compagnon de voyage les difficultés de sa vie quotidienne. Réduit à des petits « boulots » sans lendemain, obligé de vivre chez ses parents, il assiste impuissant selon lui à la décrépitude de son quartier, Victoria.
« La place Victoria, enfin, Victoria-city ! Personne ne venait nous chercher. Et maintenant, même pour en faire le tour, tu réfléchis à deux fois. Ils bloquent les rues et se foutent sur la gueule. Entre eux, race contre race. L’autre jour ils tenaient des types à terre, ils les savataient sur le bitume. La circulation était stoppée. Du sang sur le trottoir, sérieux ! »
Face à la crise, aux difficultés et à la paupérisation grandissante, l’homme trouve alors des coupables idéals. Il s’agit d’immigrés venant de toute l’Europe et de la Méditerranée. Pour l’homme, ce sont ces « miséreux » qui provoquent le déclin de Victoria. Il ne s’en cache pas. Au contraire, il tente par sa verve de convaincre son comparse :
« Je ne sais pas, mec. Moi j’ai comme l’impression qu’à un moment donné ils étaient là, et que l’instant d’après ils y étaient. Ensuite ils ont commencé à nous en parler aux infos, dans les journaux, tout ça. Au point d’avoir honte de dire où t’habites ».
Alors, vient la litanie de descriptions de la misère dans laquelle grouille cette population indésirable. Le narrateur insiste sur les queues d’étrangers fouillant les poubelles de père en fils pour se sustenter. Alors lui vient une « merveilleuse » idée qui, si elle est mise en place, pourra éradiquer ces « nuisibles », ces « cafards…
Victoria n’existe pas est un roman percutant qui scrute la montée en puissance des sentiments xénophobes et racistes au quotidien. Yannis Tsirbas a su, avec subtilité, implanter un décor réaliste dans lequel tous les composants sont réunis pour asseoir le récit. En effet, le voyage en train, la promiscuité sont des moments propices pour un échange entre voisins de siège. L’auteur entend offrir un espace où la parole, les ressentis sont déversés, décomplexés. Le lecteur peut s’identifier au protagoniste par son silence, sa patience et son étonnement face aux propos scandaleux car qui n’a pas subi, au cours d’un voyage en train ou en avion, un voisin bavard et indiscret débitant sottises et inepties ?
Yannis Tsirbas a réussi en soixante-six pages à mettre en évidence un lieu imaginaire où se concentrent tous les fantasmes d’invasion étrangère, de hordes d’immigrants volant le pain des autochtones. Victoria, ce prétendu quartier devient un espace honni, anxiogène pour le voyageur bavard qui voit dans la déchéance de cet endroit, sa propre décrépitude et son errance identitaire. Victoria devient un lieu bouc-émissaire car il faut bien une cible, un exutoire pour libérer ses peurs qui suintent par tous les pores de son corps…
« Le jour commence à pointer, je constate qu’on approche d’Athènes. J’ai envie de changer de sujet. Je lui dis que je pense que Victoria n’existe pas, d’après ce que j’en sais.
(…)
« J’invoque mon expérience dans un bureau d’avocat et les titres de propriété que j’ai été amené à contrôler. Je n’ai jamais vu de secteur Victoria mentionné nulle part, je lui dis. Par écrit je veux dire, sur des documents. Kypseli par exemple, j’ai déjà vu. Moi je dirais qu’au fond, Victoria dépend de Kypseli. Et qu’officiellement, dire “J’habite à Victoria”, ça ne peut concerner que ceux qui habitent sur la place. Et que les autres, officiellement là encore, habitent, disons, les environs de Kypseli. Voire de Patissia ? »
Victoire Nguyen
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