Verba et sententiae, Utopie et réception des philosophes des Lumières, Recueil d’articles, Raymond Trousson (par Gilles Banderier)
Verba et sententiae, Utopie et réception des philosophes des Lumières, Recueil d’articles, Raymond Trousson, éditions Honoré-Champion, avril 2024, 542 pages, 90 €
Edition: Editions Honoré Champion
Connu du grand public pour ses biographies de Voltaire, de Rousseau et de Diderot, Raymond Trousson (1936-2013) fut surtout un érudit de haute lice, explorateur et arpenteur de terrae incognitae. Professeur à l’Université libre de Bruxelles (l’épithète, étrange pour un Français, signifie que l’institution n’a pas d’ancrage confessionnel), il fut à la fois comparatiste (ses premiers ouvrages publiés portaient sur Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne et Un Problème de littérature comparée : les études de thèmes), spécialiste des lettres wallonnes (Charles De Coster, Maeterlinck, Ghelderode, …) et il inscrivit son existence dans la lignée des grands savants belges (Jean-François Gilmont, Roland Mortier, Jozef IJsewijn, …). Son œuvre polyphonique – la bibliographie de ses publications occupe vingt-six pages du présent ouvrage : trente-cinq livres, des éditions critiques, des préfaces, des articles – remplirait plusieurs volumes de la Pléiade.
Par prudence mais surtout par inclination personnelle, Raymond Trousson s’est tenu à l’écart de toutes les modes critiques qui occupèrent tapageusement et pour très peu de résultats le devant de la scène à partir des années 50 du XXe siècle (marxisme, structuralisme, psychanalyse, colonial et gender studies). S’il avait dû prendre position dans le débat séminal entre Roland Barthes et Raymond Picard, il se serait rangé du côté de ce dernier, qui avait raison et tout le monde le savait.
L’apparition de l’ordinateur individuel et du traitement de texte a eu le mérite de faciliter un des aspects du travail des érudits : la tenue à jour de leurs textes déjà publiés, en fonction de leurs propres découvertes (ou repentirs) ou de celles des autres, l’ajout aisé de notes ou de références bibliographiques, etc. Verba et sententiae donne à lire la dernière version d’une trentaine d’articles. Comme cela a été relevé, le Pr. Trousson a publié assez pour qu’il n’ait pas été nécessaire de gratter le fond des tiroirs afin de constituer ce volume. Il a suffi de puiser à pleines mains dans sa bibliographie abondante, même si l’ouvrage ne rend pas compte de tous ses centres d’intérêt.
Deux directions de recherche sont ici représentées : d’une part l’utopie, d’autre part le Nachleben des Lumières. À la suite d’autres spécialistes (Alexandre Cioranescu, notamment), Raymond Trousson observait que l’utopie n’a pas produit de chef-d’œuvre. Les textes de Fontenelle, Foigny, Mercier, Veiras – pour rester dans le domaine français – appartiennent à l’histoire des idées plus qu’à celle de la littérature (qui est capable de citer le nom du personnage principal de l’Utopie de More ?). Le Pr. Trousson a étudié avec bonheur les thèmes cruciaux de la mémoire (avec pour corollaire les bibliothèques), de la religion et de la mort dans les élaborations utopiques.
La seconde partie du volume examine ce qui constituait une tache aveugle dans le livre de Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, réédité par Les Belles-Lettres au même moment : l’influence du Siècle des Lumières. Hanté par sa notion de « dixneuviémité » et même si son livre s’ouvrait sur un épisode remontant à 1786, Muray n’avait pas assez pris en compte le fait que le XIXe siècle ne fut pas une sorte de monade close autour de caractéristiques propres : il donna asile à des idées distillées par les Lumières. On peut même se demander si le XIXe siècle était, au point de vue des idées, aussi original que Muray le prétendait. Le père de Balzac fut un rousseaulâtre convaincu et les œuvres de Voltaire ont été imprimées à des dizaines de milliers d’exemplaires, qu’on retrouvait virtuellement partout. Comme l’avait écrit le jeune Victor Hugo, « la queue du XVIIIe siècle se traîne encore dans le XIXe, mais ce n’est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons » (cité p.195). Raymond Trousson s’est intéressé aux échos de Voltaire, Rousseau et Diderot aussi bien chez de grands auteurs (Balzac, Lamartine, Hugo) que dans les ouvrages oubliés d’écrivains mineurs, comme Sophie Cottin, Edme Caro, Alexandre Vinet et l’abbé Feller. Ce recueil très recommandable est appelé à prendre une place d’honneur dans les bibliothèques « romanistes » et comparatistes.
Gilles Banderier
Raymond Trousson (1936-2013) fut professeur à l’Université libre de Bruxelles.
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