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Venise : trois ouvrages littéraires (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 10.10.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Venise : trois ouvrages littéraires (par Patrick Abraham)

 

Un rêve fait à Venise

Dans le chapitre V et dernier de La Mort à Venise, le personnage principal, Gustav von Aschenbach, tandis que le choléra s’étend dangereusement sur la ville, masqué par les autorités pour ne pas compromettre le tourisme, et que son amour interdit, destructeur et lumineux à la fois pour l’adolescent polonais Tadzio (qu’on ne peut imaginer aujourd’hui, hélas, après le film de Visconti, que sous les traits de Björn Andrésen…) le conduit par-delà les limites de la décence bourgeoise, par-delà le bien et le mal donc, fait « un rêve épouvantable ». Il entend « un tumulte, un fracas, des bruits de chaînes » qu’accentuent bientôt « des cris aigus de jubilation » et des « chants de flûte » dans lesquels il reconnaît la manifestation du « dieu étranger », c’est-à-dire de Dionysos, d’origine indienne comme j’y reviendrai.

Les perceptions de ce rêve ne sont pas seulement auditives, mais visuelles : des « lueurs fuligineuses » et des « lumières saccadées » apparaissent à Aschenbach avec « une cascade d’hommes, d’animaux, un essaim, une meute en furie ». Des personnages se distinguent, intensifiant l’horreur du cauchemar : « des femmes vêtues de peaux de bêtes », « des hommes velus avec des cornes sur le front et des peaux d’animaux à la ceinture », « des garçons aux corps nus et polis » - image d’un Tadzio enfin sorti de sa troublante réserve ; image de son désir désinhibé ? La musique et les chants s’amplifient, entraînant chez les participants « danse et gesticulations ». L’acmé de la procession survient quand un « symbole obscène fait d’un bois gigantesque » est érigé, suscitant  « gestes lubriques », « rires » et « gémissements » et poussant aux mutilations rituelles.

Aschenbach se réveille, « anéanti, bouleversé, livré sans défense au démon ».

Interpréter ce cauchemar qui précède de peu la mort de l’auteur de Maïa sur la plage du Lido, face à Tadzio (divinité tutélaire qu’il n’a jamais touchée ; à qui même il n'a jamais osé adresser la parole…) lui indiquant de la main le grand large, ne semble pas difficile. La théorie dionysiaque résume tout ce à quoi Aschenbach a renoncé pour construire son œuvre apollinienne, non point sourde aux puissances chtoniennes mais les épurant, dissimulant leur présence. Ce n’est pas uniquement sa mort prochaine qui lui est annoncée : c’est aussi la fragilité et l’insuffisance de sa conception de l’art qui lui sont révélées - ou plutôt c’est ce que son inconscient cherche en vain à lui révéler car il n’en tirera, le lendemain, aucune leçon salutaire.

Ce rêve renvoie à un passage célèbre de la Vie d’Antoine (LXXXIII), dans les Vies des Hommes illustres, dont Cavafis s’est inspiré pour l’un de ses plus beaux poèmes, en 1911. Sont mentionnés déjà chez Plutarque les « cris effrayants » et les « chants de réjouissance tels ceux qui accompagnent les fêtes de Bacchus ». Il ne s’agit pas ici d’un rêve mais d’un « prodige » dont le sens sera clair non pour Marcus Antonius mais pour de nombreux habitants d’Alexandrie qui en ont été les témoins : « ceux qui y réfléchirent conjecturèrent que c’était le dieu qu’Antoine s’était montré le plus jaloux d’imiter qui l’abandonnait » (de façon significative, la troupe bachique « s’était avancée vers la porte qui regardait le camp de César »). Et en effet, lors de la bataille décisive, les galères d’Antoine seront battues par celles d’Octave, fils adoptif de César et futur empereur, ou feront défection, ne laissant au triumvir d’autre issue que le suicide.

Cavafis, dans « Le dieu abandonne Antoine », suit de près le texte de Plutarque mais, avec sa concision coutumière où s’équilibrent stoïcisme, cynisme et scepticisme, en dégage un enseignement exigeant qu’il nous invite à méditer : « écoute avec émotion, mais non pas / avec les plaintes et les supplications des lâches, / comme une ultime réjouissance, la rumeur, / les ravissants accords du mystique cortège / et salue-la, cette Alexandrie que tu perds. »

La référence à Plutarque resurgit dans le roman de Montherlant Le Songe, publié en 1922 (première partie, chap. X, « Noctium phantasmata »), lorsque l’aspirant Prinet, camarade d’études à Paris puis de combat d’Alban de Bricoule dans les Vosges, après qu’un obus est tombé à proximité de la « cagna » où ils ont trouvé refuge, croit sa fin est imminente alors qu’il n’est que contusionné.

Aschenbach reste aveugle face au message de son rêve. Antoine ne comprend pas (ou comprendra trop tard…) que Dionysos ne lui est plus d’aucun secours, désormais. Prinet ne devine pas que c’est bien de sa propre mort qu’il a rêvé cette nuit-là,  à travers ses réminiscences scolaires, mais différée de quelques semaines.

Dionysos, dieu du vin, de la démesure et du théâtre, est d’origine indienne, je l’ai dit. L’analogie avec Shiva, dieu des lacs et des forêts, dieu de l’extase érotique à travers le culte du lingam et des bûchers funéraires, dieu amoral et asocial, a été souvent esquissée. Alain Daniélou a consacré à ce cousinage un très beau livre en 1979 – de poète autant que d’indianiste. Il faut se rendre à Bénarès, lors de la Shivaratri, en février ou en mars, pour découvrir que ce qui s’est effacé en Europe depuis près de deux mille ans subsiste en Inde, gigantesque conservatoire des traditions et des initiations oubliées. Il faut regarder les foules exubérantes et les sâdhus couverts de cendres descendre vers le fleuve par les rues étroites de la ville sainte, se mêler à eux.

Ou se tenir à distance, comme je l’ai fait, charmé mais circonspect, trop cavafien peut-être ?

Aschenbach, au début de la nouvelle, à l’occasion d’une promenade munichoise, avait déjà rêvé d’un paysage indien, gangétique et paludéen plus exactement, constitué de « flots glauques et figés », de « palmiers aux troncs velus », « d’arbres aux difformités bizarres » où étincelle, « entre les cannes noueuses d’un fourré de bambous », « les prunelles d’un tigre ». L’Inde, où est née l’épidémie dévastatrice, où l’écrivain vieillissant n'est jamais allé et à laquelle il ne s’est jamais intéressé, encadre en secret la nouvelle mannienne, éclairant d’une inquiétante lumière l’unique escapade d’une existence jusque-là bien rangée, et, via une rêverie lors d’un après-midi de printemps puis un cauchemar vénitien nourri de ses lectures, confronte Aschenbach à une vérité dérangeante, désagréable, essentielle mais, pour son malheur, insaisissable.

 

Patrick Abraham

Pondichéry, Inde

Septembre 2025

Constantin Cavafis, Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb et Pierre Leyris, Seghers, 1987, 301 pages, 17 euros.

Thomas Mann, La Mort à Venise suivi de Tristan et de Le Chemin du cimetière, traduit de l’allemand par Félix Bertaux, Charles Sigwalt et Axel Nesme, Le Livre de Poche, collection Biblio, 1997, 237 pages, 8,40 euros.

Henry de Montherlant, Romans et œuvres de fiction non théâtrales, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1959, 1562 pages, 70 euros.

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