Variations sur le Baudelaire de Claude Pichois et Jean Ziegler (par Léon-Marc Levy)
Baudelaire, Claude Pichois & Jean Ziegler, Ed. Fayard, 838 p. 36 €
Edition: Fayard
Il ressort de ce livre-somme une figure baudelairienne parée de toutes ses ombres et lumières. Ni ange ni démon mais assurément trop humain, le poète ici emprunte à la figure christique le poids des douleurs et des amertumes. Dès vingt ans, Charles entre en souffrance comme on entre dans les ordres, avec la volonté d’y entrer et d’y souffrir pour s’approcher de l’inaccessible beauté. Pour s’emparer de la boue et en faire de l’or.
Baudelaire – nous l’avons souvent écrit ici – n’est pas spontanément un personnage séduisant ; loin des figures de bons ou mauvais anges de la littérature française, les Villon, Louise Labé, Rimbaud, Nerval, Apollinaire. Ses portraits, nombreux (dont beaucoup se retrouvent groupés dans cet ouvrage dans un folio central), semblent figer pour l’éternité un regard fiévreux et inquiet, un visage émacié et glabre, des lèvres minces, comme pincées par une tension permanente.
L’homme de cette biographie est bien celui des portraits, une personnification de la dureté, de la colère, de la haine. Mais sous l’objectif de Nadar ou de Carjat, parfois sourd une ironie, un trait de lumière, un éclat de tendresse. Ce sont là les compléments au portrait du plus grand poète français. Et Pichois/Ziegler nous emmènent à sa découverte : complète, déroutante parfois, pitoyable souvent, touchante toujours.
Les deux auteurs n’ont pas cherché à lier étroitement les moments de vie et les moments de l’œuvre : exercice hasardeux qui serait source de bien des bêtises ! L’œuvre est évoquée dans le déroulé de la biographie, comme un des événements qui jalonnent les pas de Baudelaire, comme ses amours ou ses déboires pécuniaires. Pas plus, pas moins : le lecteur ne trouvera pas d’analyse de l’œuvre ou de passerelles vie/poèmes plus ou moins imaginaires. On peut même affirmer – est-ce là une des faiblesses de cette biographie magistrale pourtant ? – que les livres de comptes du poète prennent ici une place bien plus considérable que sa poésie. Pourtant, à y regarder de très près, les affres de Charles avec l’argent sont peut-être la métaphore la plus pertinente de sa vie : elles figent une figure itérative de l’homme et du poète, sans cesse aspiré par une quête et sans cesse recalé, refusé, rejeté ; D’un argent qu’il veut toujours et qu’il n’a jamais, d’une liberté qui le guide et se dérobe à lui, d’un amour de la mère qui sans cesse fluctue, d’un Idéal qui le hante et ne lui offre que le Spleen. Le manque d’argent sera pour Charles la traduction matérielle de son mal-être au monde, du sentiment douloureux de ne jamais être reconnu pour son mérite. Or, nous verrons pourtant qu’il le fut largement par d’autres retours que financiers : l’amour de ses amis, la reconnaissance de ses pairs, l’adoration de ses « disciples » qui dès les années 1860 le placent en haut magistère.
La tension est la clé absolue de l’œuvre. Elle est la source qui alimente toute l’inspiration, elle est le nom de la seule Muse de Baudelaire. Le titre même de son ouvrage majeur, Les Fleurs du Mal, illustre cette tension, il annonce la beauté dans la laideur, le bien dans la douleur. Il annonce surtout la topique du poète, sa poétique fondamentale : l’opposition du Spleen et de l’Idéal. Opposition complexe qui associe étroitement ses deux éléments, l’un étant radicalement nécessaire à l’autre. L’or n’a de sens que sorti de la boue. Mais l’inverse est aussi vrai : la boue borde le Bien et le sublime. A 19 ans Charles déjà n’écrit que dans cette tension. Ainsi dans un sonnet adressé à son frère Alphonse :
[…] J’eus, quand j’étais enfant, ma naïve folie –
Certaine fille aussi mauvaise que jolie –
Je l’appelais mon ange. Elle avait cinq galants. […]
C’est étonnamment, à cette époque des prémices du poète, l’homme qu’il va haïr le plus dans sa vie, le général Aupick, qui dira – sans le vouloir – les paroles les plus prophétiques sur le futur Prince de la poésie française. C’est une lettre à Alphonse, destinée à l’alerter sur les choix de vie de Charles. Le paragraphe qui suit énonce le terreau même sur lequel Charles va s’épanouir – mais pour le dénoncer.
[…] Il y a selon moi, selon Paul et Labié, urgence à l’arracher du pavé glissant de Paris. On me parle de lui faire faire un long voyage sur mer, aux unes et autres Indes, dans l’espérance qu’ainsi dépaysé, arraché à ses détestables relations, et en présence de tout ce qu’il aurait à étudier, il pourrait rentrer dans le vrai et nous revenir poète peut-être, mais poète ayant puisé ses inspirations à de meilleures sources que les égouts de Paris. […].
Or, ce sont bien les pavés glissants et les égouts de Paris qui exhaleront les plus beaux vers de la langue française. Au milieu de ses amis poètes, Banville, Laurent-Pichat, Eugène Manuel, Pierre Dupont… Banville, ami fidèle et excellent poète, est de tous ceux de l’époque (début des années 40, Baudelaire a 21 ans) celui qui porte sur Charles le regard le plus aigu, le plus clairvoyant. Il entend, lors d’une soirée de déclamation de leurs récents poèmes, l’écart, le gouffre, qui sépare Baudelaire de toutes les autres voix y compris la sienne propre.
Baudelaire, après avoir subi le flot cristallin de nos poèmes, prit la parole à son tour. Il commença d’une voix grave, au timbre légèrement vibrant, avec un air ascétique, et il nous récita le poème de « Manon la pierreuse ».
A la première rime, il était question de la « chemise fangeuse » de Manon et le reste valait ce début. Les mots les plus crus, merveilleusement enchâssés, les descriptions les plus hardies se succédaient, et nous écoutions, pleins de stupeur, rougissant, repliant nos poèmes séraphiques, et sentant battre sur nos fronts les ailes effarées de nos anges gardiens, effarouchés du scandale.
C’était, d’ailleurs, superbe d’allure ; mais cela ressemblait si peu à nos principes littéraires, que nous sentions pour ce poète excellent et dépravé une admiration craintive, et que Baudelaire ne revint plus.
Et pourtant – c’est là un des paradoxes les plus frappants et les plus attachants de la vie de Baudelaire – jamais il ne cessera d’être aimé par une petite troupe d’amis fidèles envers et contre tout, dans le succès – il en connut – et dans l’épreuve – il en connut bien plus encore. Ombrageux, acariâtre, jaloux, brutal souvent, d’une mauvaise foi à toute épreuve, Charles Baudelaire fut aimé, profondément par ses amis, Asselineau, Banville, Champfleury, Poulet-Malassis, Deroy, Manet ; jamais ils ne l’abandonneront, ils sauront l’entourer jusque dans son lit d’agonie. Voilà de quoi réviser sérieusement la perception que le public lettré a de Baudelaire : à l’image du poète revêche, coléreux, ses amis substituent de fait par leur attachement, leur fidélité, un Baudelaire qui, du fond de son amertume, est porteur d’une humanité émouvante et profonde. Malassis fut exemplaire : il assistera Baudelaire jusqu’au dernier souffle. C’est là un renversement d’image qui renvoie aussi au rapport de Charles à Jeanne (Duval) : son incroyable tendresse pour elle, sa fidélité indéfectible qui en font véritablement un ange. Un ange, Baudelaire, voilà qui peut sembler bien étrange et pourtant c’est bien ce que suggèrent Pichois et Ziegler entre les lignes de leur biographie.
Le plus grand amour de Baudelaire ne fut ni sa mère – qu’il adorait – ni Jeanne qu’il ne quitta jamais. C’est évidemment Paris, où Baudelaire est né, a vécu, est mort. Un amour total, fusionnel, si passionné qu’il put le mener à la haine, quand la fin s’approchait et qu’il s’enfuit vers la Belgique qu’il détesta plus encore. Le Paris géographique de Baudelaire occupe largement St Michel/St Germain-des-Prés, déborde sur la rive droite avec les boulevards jusqu’à l’opéra. C’est le Paris des poètes, des artistes, des éditeurs. Celui des belles dames et des amis chers. Transposé dans l’élan poétique, Paris est chez Baudelaire métamorphique, source de vie et de plaisir (Paysage / A une passante / Rêve parisien…) ou de Spleen et de désespoir (A une mendiante rousse / Le cygne / Les sept vieillards…). Dans tous les cas, la Ville est pour Baudelaire objet de tableaux poétiques : à ce titre, Paysage est un poème-clé, qui affirme le choix de Baudelaire de sortir la poésie de la verdure champêtre pour la coller aux pavés luisants. C’est une véritable profession de foi baudelairienne, qu’il énonce clairement dans une lettre à Fernand Desnoyers :
« Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n’est-ce pas ? Sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes –, le soleil sans doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle […] Je ne croirai jamais que l’âme des dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement, et considèrerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. […] Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je pense à nos étonnantes villes […] ».
Baudelaire ne fut pas, loin s’en faut, un poète maudit. Dès la publication des Fleurs, en 1857, plus encore après le scandale du procès en immoralité, il rencontre un véritable succès dans le public lettré. Poulet-Malassis et Michel Lévy rééditent le recueil trois fois entre 1861 et 1867. Après la mort du poète, ce recueil deviendra l’ouvrage poétique le plus vendu et lu dans le monde entier, et il l’est encore aujourd’hui.
Et puis, l’arc des biographies s’impose, Baudelaire entre en mort avec une lenteur qui ressemble au temps de ses poèmes. Baudelaire, obsédé par le temps, prendra le temps de mourir et de laisser ainsi l’image indélébile de ses amertumes ultimes (ah ! Pauvre Belgique !). Mme Aupick, Malassis, Asselineau, Champfleury, tous les proches fidèles vont accompagner cette longue et lente agonie (mars 1866/août 1867). En réalité la maladie qui le ronge et qui l’habite depuis la jeunesse a véritablement commencé son œuvre finale lors d’un « singulier avertissement » le 23 janvier 1862. Baudelaire écrit ce jour-là :
« Maintenant j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité ».
Et Charles Baudelaire entreprend alors son dernier voyage.
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Léon-Marc Levy
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