Vachette, Suzanne Duval (par Gilles Cervera)
Vachette, Suzanne Duval POL 253 pp 18 €

L’avis des vaches
Il y a des moments où lire et rire se superposent !
Assez rare pour qu’on le souligne. Vachette de Suzanne Duval est paru au printemps chez POL et fait se gondoler les troupeaux de lecteurs et cette faune qui a ce besoin inouï, chaque jour, plusieurs fois par nuit, de rencontrer une langue, un esprit, bref au zoo comme au métro, ils lisent ! On lit pour, un instant, se désapproprier de soi, se désencombrer de nos encombrements et se laisser encombrer par les principes, les rêves, les fantaisies ou les fantasmes d’un auteur.
Auteur, notre autre !
Auteur, notre hôte.
Nous avons recouru à cette image du désencombrement de soi et du ré-encombrement par un autre qui est l’exacte métaphore de l’engendrement. L’exact lieu du choix d’enfant.
Qui a fait l’expérience de donner à naître sait et sent cela, car, si c’est fait, il l’aura senti passer !
Suzanne Duval, notamment. Comme des millions de femmes depuis dix mille ans et méthode Coué ou pas, encore pour dix mille ans !
Expérience unique. Remplissage unique, exfiltration neuf mois plus tard, unique !
Sauf à se vivre en vache.
À rencontrer durant les neuf mois de vacherie quelques vache-femmes plus autoritaires ou empathiques que les autres, et, bien après, des vituliculteurs ou trices aux aguets.
Suzanne Duval se prononce sur elle-même à ceci près que l’auto-fiction emprunte à l’autodérision via une métaphore qui démarre lorsqu’un collègue de l’Université, plutôt un gros con, évoque l’état de sa femme en grosse vache.
L’auteure est frappée, ulcérée et notamment par elle-même lorsque le veau prend la place, la conquiert du haut en bas non sans mal et sans qu’auparavant un veau ou une velle ne dessouche en elle l’inoubliable d’une IVG.
La grossesse duvalienne est d’abord épique.
Une épopée réaliste, moderne, entre Daumesnil, le bois de Vincennes et les odeurs entêtantes du Mac’Do sous lequel le taurillon et la vache emménagent leur nouvelle étable. Tout commence au magasin de bricolage quand il s’agit de choisir le carrelage sans s’appesantir sur les dix mille nuances de carreaux, s’interrompant à la troisième proposition, c’est la bonne. Pas la merveilleuse, non, la bonne. Ce n’est pas de ça, la déco et les choses, dont on fait des tartines.
L’histoire, c’est celle des bouses, des mastications, des ruminations, bref de l’humain. Et expérience faite, levant le nez du livre une seconde et considérant d’un œil l’humanité entre Max-Dormoy et Montparnasse, ligne 12 empruntée à ce moment, force est de regarder facilement à la Duval. Les voitures sont des tombereaux, les quais des corrals et tout ce qui entre et sort ressort du bovin. Évidemment !
On le voit que la vie matérielle n’est ici pas un obstacle et que le vivant l’est davantage. Les nausées sont des drapeaux, brouter le persil en bottes un projet de digestion, la grossesse une lente partie de rumination.
Mon ventre était énorme, mes bras restaient maigres. Mes jambes étaient légèrement gonflées. ../.. Peu à peu mon corps était devenu plus gros que ma tête…/.. Je n’avais plus aucune idée de mon cul. Je le promenais loin derrière moi. Nous étions énormes.
Il y a les échappées de Paris à la rencontre cévenole de quelques sources et surtout de ces monstres bibliques approchés. Regardés. Comparés. Il y a grosse vache et grosse vache, vachette aussi. On ne le devient que lorsque veau a vagi.
Roman d’humour pas que vache, autocentré à deux têtes, trois si on pose que le père de temps en temps a des érections formidables, utiles, pas toutes, et suscitant rêves, pas toujours.
La femme enceinte rêve.
Le désir reste la lampe au plafond de la vache, suspendu, passé ou à venir. Le désir, le roi des animots.
Vagin, anus, urètre, un grand vide. Être, n’être, plus qu’un grand tube : naître. J’étais une vachette qui avait mis bas.
Du reste, on le voit que la vache-femme reste technique et s’étonne à peine que le vagin que vient de visiter le braquemard taurillon soit le signe d’une baise fraîche (pas confondre avec bouse fraîche), à ne pas mettre sur le dos large d’une contraction. Ce n’est pas encore ça Vache Duval. À une dizaine de jours du terme, c’est normal, meuhh, ce n’est pas le jour. Meuh meuh… Ce sont les suites d’un orgasme. Meuh !
On meugle beaucoup dans ce livre.
Pauvre petite Vachette Duval qui souffrait déjà comme une bête, hier à midi ! Mais bravo ! Bravo ! Regardez comme ça valait la peine votre veau !
À part ça et si loin de ça, le psychanalyste derrière la vache affalée ne fait que ça : mmh ! Normeuhal puisque la patiente repart avec dans sa panse la pensée refaite à neuf.
Un livre drôle.
Et racinien. Pour le moins. J’avais l’impression d’une affinité entre mon ventre, mon verbe débordant et celui de Racine :
Ciel ! Quel nombreux essaim d’innocentes beautés/ S’offre à mes yeux en foule…
La parturiente professe les Lettres à l’Université. Elle nous fait passer des alexandrins purs de Racine au moins connu Honoré d’Urfé. Ou aux fables de la Fontaine. Sémiologie et décorticage en amphi ! Vache revenue après congé de vacherie : Quel esprit ne bat la campagne ? C’est l’esprit de l’auteure, pas seulement de Perrette et le pot au lait.
Vous avez dit lait ? Téterelle ? Trayons ? Mamelle ? Vous avez dit pis ?
Le lait que je ne donnais plus obstruait les canaux. Il essaya de me vider en me pressant de ses deux mains mais je me mis à pleurer…/… Je sautillais presque en sortant de l’opération et le médecin me dit qu’en effet il s’agissait de son « urgence préférée » parce que dans ce cas, pour une fois, il était si facile de soulager les femmes.
Après le pis, donc, retour au sein.
Mais avant, par les temps qui courent, cessons d’être bêtes ! Lisons !
Et offrons cet anti-cadeau d’anti-naissance pour une vachette enceinte ou venant tout juste d’anti-accoucher !
Gilles Cervera
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