Une terre où trembler, Hélène Fresnel (par Eva Philippon)
Une terre où trembler, Hélène Fresnel, Editions de Corlevour, février 2020, 112 pages, 16 €
Une âme en quête d’alliance
Figurant dans la sélection finale du Prix Guillaume-Apollinaire Découverte, pour son premier recueil, Une terre où trembler, édité aux éditions de Corlevour, Hélène Fresnel sublime une rupture amoureuse tant par l’architecture très minutieuse de son ouvrage que par la force sidérante de ses images.
Une terre où trembler se présente comme un cycle en trois temps de poèmes resserrés, taillés à vive arête dans l’informe de la douleur née de l’absence et de la perte de l’homme aimé. Un « je » labile et protéiforme, fondant souvent sa solitude dans un « nous », s’adresse à celui qui est parti, l’Absent, dont le mutisme creuse une béance dans laquelle ne peut que s’engouffrer la souffrance. Cette voix esseulée, bordée du silence blanc de la page, s’évertue à trouver, au fil d’un trajet de cinq années, « un je ne sais quoi de stable / Au-delà des fractures ». Ce vers à l’orée du recueil dit toute la fragilité de l’entreprise.
Scandé par trois titres de sections oxymoriques (Rejoindre non rejoindre, Rupture non rupture, Franchir non s’affranchir), le parcours est placé sous le signe de l’incompossibilité, souvenir de la Délie de Maurice Scève chère à l’auteure. Cependant, ce trajet existentiel brisé est en même temps entièrement tendu vers une tentative de penser l’Ensemble, dans son articulation avec l’Un : Tout un/ Ensemble/ Tout un/ Tout un revient comme un refrain. Comment rester ensemble en dépit de l’absence ? Former un ensemble, est-ce être « un » ? Telles sont les interrogations qui portent ce livre nourri de philosophie platonicienne et plotinienne.
Pour autant, au cœur du silence, de l’égarement, de « l’illisible noir » liés aux rendez-vous manqués, aux missions lointaines du « dissident », se loge la certitude d’une alliance. Les titres de sections masquent d’ailleurs une évolution heurtée mais sensible, marquée par de précaires victoires arrachées à cet amour fou tout puissant qui maintient l’être dans la dépendance. Si le « je » lyrique vit pendant ces cinq années l’expérience d’un amour qui s’avère désincarné par l’éloignement permanent de l’aimé, il est un moment où cette désincarnation s’intensifie dans l’allégresse, où le « je » parvient à se relever haut, très haut. Dans ce chant du dénuement converti en force qu’est l’« Intermède ou chanson des tendons de la pluie », émerge l’affirmation volontariste d’une existence, une profession de foi exaltée où se dessine une mystique aux accents néo-platoniciens. Le « je » se libère de son joug en « sautant l’étape du corps » et en aimant « hors de lui ». En ce moment de déprise, ce qui était une « laisse » asservissante devient « fil chercheur d’or ». Mais comment tenir à cette hauteur ce « je » qui « n’a plus de bord » ? Comment faire face aux chutes de tension ? Comment soutenir « l’envol » quand lui sont opposées tant de résistances ? Et peut-être avant tout, comment vivre cette nouvelle liberté, aussi instable soit-elle, quand « La prison m’est dure, encore plus liberté » pour reprendre le vers de Maurice Scève placé en titre du dernier poème ?
Cet « envol » de l’être qui veut recomposer son intégralité tout en continuant à aimer l’Absent – mais hors de son corps – semble trouver une figuration et une tentative de résolution dans le voyage vers l’Est, cette « terre où trembler » peut-être… Dans l’univers d’Hélène Fresnel, les contrées de l’Est s’entourent d’un halo prestigieux, d’un Anneau d’Or pourrait-on dire si l’on est attentif à la présence de la Russie, et à la récurrence des touches d’« or » évoquant à la fois les dômes des églises slaves mais aussi leurs icônes. Si l’on ne trouve que quelques notations renvoyant explicitement à ces territoires, chaque allusion est néanmoins chargée d’une intense mémoire affective car le Disparu se confond avec cet espace tant rêvé et fantasmé que réellement parcouru. En effet, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie, l’Estonie sont des pays qu’Hélène Fresnel connaît intimement et dans leurs marges pour les avoir sillonnés, seule, à l’affût des mystérieux monastères couverts de fresques.
Le premier poème, avec ce vers « Les mains ne savaient plus d’où venait leur époque », laissait entendre que le sujet, en proie à l’égarement, aspirait à retrouver des repères et plus particulièrement un ancrage à l’écriture, une « époque » depuis laquelle il est possible de formuler quelque chose. Le lien qui rattache à l’origine avait été perdu et l’ambition de l’écriture pouvait se définir en ces termes : « maintenir un ciel aux cinq vents de nos doigts ». La section « En avançant vers l’Est » s’ouvre à l’enseigne de l’Histoire et le « je », se métamorphosant étonnamment en archéologue, part non pas sur les pas de l’aimé, mais sur le « premier pas », recherche « la langue au grand début », « au fond ou au début des lieux ». L’éloignement géographique ne se comprend que comme remontée dans le temps, comme une « randonnée du temps ». Et le Disparu se mêle à tous les disparus depuis les temps anciens. L’écriture est en partance pour les origines, origines tant d’une écriture que celles du monde. La quête d’informations sur l’Absent se transforme alors en une enquête spirituelle, à la recherche d’une langue première, qui se rapprocherait peut-être de celle du « poème en russe », ou de celle de la Rus’ de Kiev, capable de rétablir une « alliance claire, solide et pensive ». Autour de l’Est se cristallise donc une véritable mystique, comme le suggère également la citation en guise de sous-titre : « Il semble bien que la mémoire commence à s’exercer dans le ciel ».
Rivée à la justesse, Hélène Fresnel prend l’image au sérieux. Par « l’image, la simple image », il est possible de « contracter le jour ». D’une grande vigilance quant à la capacité de celle-ci à étreindre la vérité du sentiment, Hélène Fresnel se distingue en cela de sa figure tutélaire qu’est Vénus Khoury-Ghata qui recherche l’image la plus déconcertante sans que celle-ci soit forcément arrimée à la vérité. L’éclat de cette poésie réside dans le surgissement d’images hardies, autant de « pulsions d’étoiles » qui font éclater tous les corsets de l’imagination tout en jaillissant d’une source pure, la sensibilité délicate et à fleur-de-peau de l’auteure.
Eva Philippon
Hélène Fresnel a publié son premier recueil de poèmes, Une terre où trembler, en 2020. Elle avait auparavant fait paraître des poèmes dans les revues Nunc et Friches. Son site internet : https://www.helenefresnel.com/
- Vu: 2431