Une nuit en Acadie, Kate Chopin (par Léon-Marc Levy)
Une nuit en Acadie, Ed. des Syrtes, trad. américain, Marie-Claude Peugeot, 152 pages, 15 €
Ecrivain(s): Kate Chopin Edition: Editions des Syrtes
Comme une série de tableaux vivants, la trop rare Kate Chopin, brillant météore de la littérature créole du Sud des États-Unis, nous décline des scènes de la vie acadienne, à la manière d’un opéra ancien de Monteverdi ou Purcell. C’est un monde disparu qui prend ainsi vie sous nos yeux, disparu dans le temps, les modes de vie, les structures sociales. Disparu littérairement aussi, par cette langue anglaise parsemée largement de français, et dont la forme générale est largement inspirée du style de Flaubert ou de Maupassant. Kate Chopin a hésité entre les deux langues pour chacune de ses œuvres et a finalement opté pour l’anglais où, peut-être, elle se sentait plus à l’aise. Mais elle parlait surtout le français, comme la plupart des Acadiens de la fin du XIXème siècle.
Il ne faut pas se tromper sur le terme de Créole. Il n’a aucun rapport avec ce que nous nommons les Créoles aux Antilles aujourd’hui. Il s’agit plutôt de grands bourgeois immigrés au Sud des USA, Français pour l’essentiel, et qui vont constituer une classe sociale et un mode de vie à part, élégants, cultivés, souvent prétentieux et arrivistes. Nombre d’entre eux se piquent de littérature – surtout française – et Flaubert, Balzac, Lamartine et Maupassant peuplent les rayons des bibliothèques « nobles ».
Dans ce petit monde, Kate Chopin va rapidement faire scandale. Sa liberté de ton, son impertinence quant aux convenances sociales, son ironie mordante à l’égard des croyances et des mœurs de ses congénères, son « libéralisme » idéologique – la condition des Noirs la préoccupe – dérangent le petit univers bien établi du Delta et de ses alentours.
Dès la première nouvelle de ce recueil – stupéfiante – on comprend pleinement que cette voix ait dû se heurter à l’opinion courante. Le renversement final du récit, totalement inattendu, est une charge violente contre les préjugés raciaux alors en cours, une charge d’une ironie mordante contre ces propriétaires cyniques et cruels, caparaçonnés de préjugés raciaux et de misogynie. Le monde du Sud fera payer à Kate Chopin les textes qui le montrent le mieux dans ses recoins sordides. Après quelques nouvelles et un roman, sa voix se taira, étouffée par le Sud des planteurs.
Et pourtant, quelle formidable peintre de ces lieux et de cette époque ! Soirées chaudes colorées de soleil couchant, maisons à colonnades de stuc jaune, scènes pastorales de belles dames blanches à crinolines, de travailleurs noirs penchés sur la terre. Partout le parfum des bayous et des magnolias. Mais ce qui obsède Kate Chopin n’est pas la couleur locale mais le Mal à l’œuvre dans ces tableaux édéniques. Comme un miroir de ces ombres, la maison d’Armand (oui, Armand !) Aubigny, où à l’image traditionnelle de la carte postale du Sud vient se substituer les veinules inquiétantes du malheur.
« Le lieu était triste, privé depuis des années de la douce présence d’une maîtresse, le vieux M. Aubigny s’étant marié en France et y ayant enterré son épouse, trop attachée qu’elle était à son pays pour jamais le quitter. Le toit noir et pentu semblait enfoncé comme un capuchon sur les larges galeries qui faisaient le tour des murs de stuc jaune. De grands chênes imposants poussaient près de la maison, et l’ombre de leurs branches envahissantes, au feuillage épais, la recouvrait tel un drap mortuaire. De plus, chez le jeune Aubigny, la sévérité était de règle, et ses nègres, sous sa coupe, avaient oublié l’art d’être gais, comme au temps de la clémence débonnaire de leur ancien maître » (L’enfant de Désirée).
Portrait du Sud et surtout portraits de femmes. Kate Chopin semble faire l’ébauche de l’inoubliable personnage de femme, Edna Pontellier, de son roman L’éveil. Malice, passions dévorantes, autorité, ce sont les femmes qui règnent dans l’œuvre de Kate Chopin. Elles dominent la famille, tiennent les époux. Dans plusieurs des nouvelles ici présentées, ce sont elles qui sont à l’origine du basculement des événements, comme cette ardente Calixta dans « Au bal Cajun ». Ces nouvelles font comme un manifeste contre les mentalités arriérées, la bêtise des hommes, l’hypocrisie de la religion.
Petite-fille littéraire de Flaubert envolée dans le Nouveau-Monde, Kate Chopin nous aura laissé une œuvre trop courte mais combien précieuse.
Léon-Marc Levy
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