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Une idée de l’enfer, Philippe Vilain

Ecrit par Catherine Dutigny/Elsa 01.07.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Grasset

Une idée de l’enfer, avril 2015, 162 pages, 16 €

Ecrivain(s): Philippe Vilain Edition: Grasset

Une idée de l’enfer, Philippe Vilain

 

Une enquête de 2013 de l’Autorité de régulation des jeux en ligne définit le joueur type comme un homme de 36 ans en moyenne, niveau Bac+2, vivant en concubinage, n’ayant pas d’enfant et étant locataire de son logement. Par ailleurs, il dispose, dans 64% des cas, d’un niveau de revenu net mensuel supérieur à 1500 euros et compris entre 1500 euros et 2000 euros dans 22% des cas. Etude à laquelle se réfère Philippe Vilain dans son dernier roman, Une idée de l’enfer, pour camper son héros, Paul Ferrand.

Un homme dévoré par la passion du jeu ou plutôt, pour être plus précis, du pari en ligne sur des événements sportifs. Une véritable addiction qui le conduit à mettre sa vie de couple en péril. Paul Ferrand a un bon job d’informaticien, une compagne amoureuse et pleine de qualités, mais il s’ennuie. La réalité de sa vie petite bourgeoise, le confort sentimental que Sara lui procure ne lui apportent pas la dose d’adrénaline, l’excitation des sens, le besoin viscéral d’incertitude ou a contrario d’omnipotence, que sa nature réclame pour se sentir « exister ».

Livre-confession, écrit à la première personne, Une idée de l’enfer dissèque avec une minutie quasi maladive cette passion dévorante, les stratégies et mensonges employés tant pour jouer que pour cacher à Sara qu’il continue à parier après avoir promis d’arrêter et s’être fait interdire de jeu. Technologie oblige, la parade est simple pour contourner l’interdiction. Il lui suffit, pour se connecter sur les sites de jeux depuis son ordinateur ou un simple portable, « d’emprunter » le pseudo d’un ami complaisant, contre l’assurance d’une rémunération conséquente, ce qui ajoute en plaisirs interdits et en volonté de forcer le destin. Enfermé dans son univers égomaniaque, Paul n’entend plus Sara et s’exaspère de sa présence, de sa parole qui le déconcentre :

« Elle semblait parler depuis un rêve. Je m’efforçais de lui répondre /…/ J’avais toujours l’impression qu’un match sur lequel j’avais misé m’échapperait si je m’en détournais par la pensée, mais que je pouvais exercer, à l’inverse, tant que je restais focalisé dessus, une influence sur celui-ci, un acte de sorcellerie ; ce qui était absurde, bien entendu, mais on finit par être superstitieux quand on vient de miser deux mois de salaire » (p.21).

Déliquescence d’un couple qui n’en a jamais vraiment été un ; le pari ayant pris, dès le début de leur rencontre, la place d’une maîtresse dans la vie du héros.

L’originalité et la force dramatique du roman de Philippe Vilain tient dans l’analyse très lucide de Paul Ferrand qui dissèque ses motivations, son passé de fils de turfiste, ses sentiments quand il joue, gagne ou perd, et sa relation à Sara dont il sent parfaitement bien la lassitude face à ses mensonges et à son incapacité à rompre avec le jeu. Si le dégoût s’empare parfois de lui, le pari reste pourtant un puissant antidote à la monotonie des jours, et lui révèle des capacités intellectuelles faites d’un mélange de réflexions rigoureuses et de bouffées d’intuition que son métier ne lui permet pas d’exprimer. Le destin du joueur est « de finir seul », lui prédit Sara à chaque rechute. Une perspective qu’il craint, sans vraiment y croire, mais dont la menace n’est pas assez forte et tangible au point de l’amener à renoncer à son addiction.

Le véritable enfer pour Paul Ferrand ne serait-il pas finalement de tirer un trait sur son passé de joueur, de vaincre sa dépendance et de s’accommoder d’une vie qu’il aurait tôt fait de qualifier de « banale » ? N’est-ce vraiment qu’une question de volonté ?

La fresque implacable, brossée dans une prose simple et délicate, aux saillies souvent ironiques, échappe à la leçon de morale. L’analyse se révèle si pointue et crédible que l’on est tenté de transposer l’expérience de Paul Ferrand à celle de toute autre personne consumée par une quelconque passion exclusive, l’écriture incluse. Philippe Vilain, avec le talent qu’on lui connaît pour décrire en finesse et sens psychologique les relations de couple, complète ici la galerie littéraire de portraits de joueurs, largement et diversement traitée depuis Fiodor Dostoïevski, Alexandre Pouchkine, Stefan Zweig ou encore Paul Auster.

 

Catherine Dutigny/Elsa

 


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A propos de l'écrivain

Philippe Vilain

 

Philippe Vilain, né en 1969, est un homme de lettres français. Il a reçu le Prix François-Mauriac de l’Académie française. Il est docteur en lettres modernes de l’Université de la Sorbonne-Nouvelle (Paris III). La conscience amoureuse est au cœur de son œuvre littéraire : la jalousie (L’Étreinte), la culpabilité de ne pas aimer assez (Le Renoncement), l’engagement (L’Été à Dresde), l’adultère (Paris l’après-midi, La Femme infidèle), la paternité (Faux-père), la timidité (Confession d’un timide), la différence culturelle et sociale (Pas son genre). Son septième roman, Pas son genre, est l’objet d’une adaptation cinématographique par le réalisateur Lucas Belvaux. Dans son œuvre théorique, il questionne la littérature contemporaine (Dans le séjour des corps. Essai sur Marguerite Duras) et le genre autofictif. Dans son essai L’Autofiction en théorie, il propose un nouveau pacte définitoire. Philippe Vilain est aussi membre-associé du CERACC (Centre d’Etudes sur le Roman des Années Cinquante au Contemporain) à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris III.

 

A propos du rédacteur

Catherine Dutigny/Elsa

 

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Rédactrice

Membre du comité de lecture. Chargée des relations avec les maisons d'édition.


Domaines de prédilection : littérature anglo-saxonne, française, sud-américaine, africaine

Genres : romans, polars, romans noirs, nouvelles, historique, érotisme, humour

Maisons d’édition les plus fréquentes : Rivages, L’Olivier, Zulma, Gallimard, Jigal, Buschet/chastel, Du rocher, la Table ronde, Bourgois, Belfond, Wombat etc.