Un travail de lecture productive, Jean-Claude Annezer (par Marc Wetzel)
Ce petit ensemble est, comme on va voir, un parfait autoportrait, pris sur le vif – sérieux mais réjouissant, facétieux mais profond – des années soixante-dix, de ces seventies à la fois cocasses, aventureuses et (philosophiquement) matérialistes, que les âgés – dont je suis – ont eu le privilège de traverser, et la chance d’en survivre.
Cocasses, les années soixante-dix l’étaient vraiment. Etrangement bouffonnes, oui, comme une parenthèse convaincue de ne jamais se fermer, un clown exhibant ses états de service, ou un poulet faisant le coq. Comment caractériser autrement cette époque où l’on pouvait applaudir et y avoir tout aussi passionnément aimé, se succédant sur scène, Hendrix et Cohen, ou Les Doors et Ten Years After (Wight, été 70, je l’atteste), la décennie inventant le Rubik’s Cube entre deux chocs pétroliers, ou déposant ici Salazar et Nixon, tout en investissant là Pinochet et Videla, ou voyant les punks faire s’effondrer le hippie dans le disco, ou comprenant soudain mieux sous L.S.D. l’étonnante découverte d’alors (par un submersible ad hoc) d’une vie sans soleil, associée aux sources hydrothermales des abysses etc., heureuse apesanteur d’un pouvoir imaginaire entre l’imagination sans pouvoir de mai 68 et le pouvoir sans imagination de mai 81 ?
La cocasserie peut même être rétrospective, ou quasi-posthume – comme est étrange et bouffonne l’occasion dont naît ce livre : l’écrivain, photographe et éditeur Jean de Breyne (né en 1943) inaugure son étonnante librairie-galerie lyonnaise (L’Ollave) en 1974, initie deux successives revues de théorie poétique qu’il domicilie là, y présente et propose des centaines de manifestations, conférences, expositions, rencontres politico-artistiques, happenings, dans un impressionnant silence médiatique, jusqu’à ce qu’il tombe, par hasard, en 2023, sur une très universitaire (mais baroque !) note de synthèse rédigée en 1977 par un étudiant complètement inconnu de lui (Jean-Claude Annezer), au sein de l’Ecole Nationale Supérieure de bibliothécaires, portant, avec brio et précision, sur l’aventure socio-culturelle de Jean de Breyne (et ses amis), qui découvre donc quarante-six ans plus tard (!) que quelqu’un avait médité, commenté et interprété très tôt son inventif itinéraire, et sa si singulière initiative. Fastueuse ironie du sort pour quelqu’un, qui, justement, ni ne croit au sort, ni ne cultive l’ironie – mais a toujours déconditionné avec humour le sensible cheminement de sa vie.
Aventureuses seventies aussi, ouvertement et sans scrupules, car ce qu’elles ajoutaient à la nature ne menaçait pas encore aussitôt et directement la nôtre. Fièrement, car la pratique artistique, à peu près vierge encore de toute conception assistée, marchait à l’imagination artisanale, se contentant d’une inventivité exclusivement cérébrale : en ce temps-là l’artiste, comme physiologiquement responsable de ses avancées, pouvait encore se repérer à ses efforts propres. Années bénies pouvant déjà et encore choisir ce qu’elles faisaient advenir, où chacun pouvait se tromper dans son coin, délirer sans grande conséquence, cacher les errements de son indépendance, alors que pour nous Internet répercute fatalement tout ce en quoi nous échouons et normalise tout ce qu’il répercute !
Philosophiquement matérialistes, enfin et surtout, furent ces mêmes années, comme ce projet (et le simple titre, déjà) d’un « travail de lecture productive » le révèle et le signifie. On peut le montrer ainsi :
Pourquoi ce travail de lecture productive ? D’abord (« travail ») pour dire que lire n’est pas d’abord (ou pas seulement) un jeu, que ce n’est pas le simple fait de jouir d’une vérité à comprendre ou d’un récit à suivre ; mais aussi que lire est plus un sport qu’un jeu, une fête ou un rite – parce qu’on lit avec son corps, qu’il faut s’être entraîné à lire et que lire fatigue – bref, qu’il y a une énergie à dépenser pour y gagner son sens (comme on gagne sa vie), et que chaque nouvelle lecture permet de (et oblige à !) mesurer cette énergie de comprendre à elle-même. Lire beaucoup, lire de tout, lire aussi ce qui dérange ou décourage, c’est accepter le risque de devoir comprendre ce qui nous donne tort, ou même de donner tort à notre appétit spontané de comprendre. Lire n’est fécond qu’ingrat, mais pénible qu’utile – comme l’est tout travail. Ensuite (« lecture »), il y a, devant tout livre à parcourir, deux efforts distincts : déchiffrer (se dire ce qu’on voit, savoir sonoriser pour soi, ou pour autrui, les signes étalés) et comprendre (prendre connaissance du sens ainsi formé, pouvoir voir, ou faire voir, ce que cela dit). Or comprendre n’est pas seulement recevoir un contenu jusqu’alors secret, ou séparé de nous, et interpréter un contenu comme on aura su le faire, jusqu’alors, des contenus analogues, mais c’est aménager le monde ainsi enrichi d’un élément, combiner et transformer les ressources d’esprit ainsi « produites », s’expliquer avec les effets significatifs que lire met en œuvre. Car lire « œuvre » : lire n’est pas recueillir un sens donné à contempler, mais produire l’usage favorable de l’élément intercepté : on ne produit pas une contemplation (on la considère, la laisse entrer, l’intègre), on ne contemple pas un produit (on l’inspecte, on l’assimile, on le calibre). En un mot : la pure et noble attention d’un lecteur ne suffit jamais pour saisir du sens. Il lui faut se dépêtrer du non-sens toujours premier (et qui se reforme sans cesse), y mettre « matériellement » du sien, agir avec et dans son corps pour pouvoir penser.
Et cette contribution « matérielle » au sens n’était pas une métaphore, mais (même dans la lecture de la poésie) la conséquence assumée d’une position philosophique « matérialiste » d’ensemble. Le matérialisme, en effet, tient en deux convictions : d’abord que ce qui soutient et explique toute la réalité ne pense pas (le fond des choses est sans projet, mémoire ni même sensibilité) ; ensuite que la pensée est un acte parce que l’esprit n’est lui-même qu’un résultat (il n’y a pas de monde de la pensée autonome et permanent, il n’y a que des idées produites par les cerveaux individuels et par des conditions socio-économiques collectives, qui sont elles-mêmes comme une « nature » dans la culture, parce que par elles-mêmes elles ne « pensent » pas, mais font qu’on pense, et forment un esprit collectif que nous sommes sans jamais l’avoir assez pour que nous puissions le modeler à loisir ou nous en dessaisir à notre gré). La lecture de poésie, ici, est donc productrice (et non créatrice) parce que la poésie elle-même est d’abord production (et non création) verbale du fictif et de l’irréel. Pourquoi ? Parce que l’immatériel est toujours un résultat (puisque la réalité matérielle est le seul principe), et qu’il faut se faire esprit pour en être un (c’est parce que tout esprit spontané, ou né de lui-même, est une fiction que la fiction et l’irréalité du poétique rappellent tout particulièrement à l’esprit sa réalité seulement seconde, c’est-à-dire sa nécessité de se produire – toujours laborieusement et transitoirement – à partir de ce qu’il n’est pas et qui n’est pas lui). Le monde poétique est donc, en ce sens, comme la fiction rappelant à l’esprit celle qu’il est, dès qu’il oublie ce qui (la nature matérielle et les conditions sociales déterminées), seulement, peut réellement le produire. C’est ce qu’alors on saisissait chez Derrida, chez Lévi-Strauss, dans le groupe Tel Quel, chez Althusser, et même chez Deleuze… – dans toute l’intelligentsia lucide, vaillante, sûre d’elle-même, esthétisante et érudite qui se retrouvait aussi, autour de la poésie, dans le remuant, marginal et complice cercle Ollavien.
C’est là que lire la poésie put devenir l’affaire d’une vie (comme elle le fut pour Jean de Breyne), et, en tout cas, l’objet d’une réflexion précise et tendue. « Qu’en est-il, écrivait ainsi Jean-Claude Annezer (p.38), pour la poésie, la fiction ? Qu’est-ce que la fiction, sinon quelque chose qui, à travers un jeu de pages, constitue le sujet en “étrangeté légitime” comme dit René Char ? ». C’est qu’un texte poétique résiste tout particulièrement à ce qui prétend savoir le comprendre (p.55). Et il y a là risque réel, car si toute lecture fait se retourner le sujet lecteur vers lui-même, lire du délibérément fictif (comme l’est par principe toute poésie), est l’occasion, pour le sujet, de n’accomplir qu’un retournement à son tour purement fictif sur lui-même ! Mais si la poésie nous résiste toujours (parce que la parole poétique fait toujours bouger la langue qu’elle utilise dans un sens que cette langue subit sans pouvoir l’anticiper ni prévenir), elle est aussi l’occasion royale, pour le sujet lecteur, de se résister tout autrement à lui-même ! Ecrire de la poésie, déjà, est dangereux, au sens où peut s’y révéler aussi la nullité du mystère qui l’anime (en tout cas, se faire lire, c’est vouloir bien se rendre – pour le meilleur ou pour le pire ! – moins « insaisissable ici-bas », comme dit Paul Klee), et lire de la poésie l’est tout autant, car on ne la comprendra qu’en s’affrontant soi-même, en brutalisant nos propres censures et préventions, bref : en guerroyant contre ce qui nous protège ! Être ainsi sommé de « régler ses comptes avec sa conscience antérieure », comme disait Marx (cité par Annezer, p.38), ou de « brûler ses questions », comme disait Artaud (id., p.39) n’est jamais anodin, ni neutre. Et la question qui naissait là, pertinemment marxiste, pourrait se formuler ainsi : dans la lecture de la poésie, à qui profite la plus-value de sens ?
On ne peut commenter ici la fidèle postface de Dominique Lahary (« Jean-Claude Annezer, poétiquement bibliothécaire »), qui explique la carrière, en effet, de bibliothécaire militant poursuivie jusqu’à sa mort (2020) par l’auteur de la singulière note de synthèse qu’on vient de parcourir : loin en effet d’être, comme le veut l’étymologie, une boîte, ou même une tombe à livres (un convivial sépulcre de sens collectif), une bibliothèque est un bâtiment lyrico-social, un authentique monument de politique poétique – lieu unique en son genre qui ne protège les livres que pour les rendre mieux partageables, et ne les achète que pour les prêter, bref : produit une pacifique armée de choses – les livres – qui ne sont qu’entre elles, et ne font, pour nous, la guerre qu’à l’ignorance et la facile suffisance. La quatrième partie du recueil, plus originale et échevelée encore (une restitution de la folle « présence de Pierre Rottenberg », auteur du Livre Partagé*, le seul livre de théorie littéraire sans ponctuation ! – un inspiré et terrible « suicidé de la société » des seventies –, par son contemporain d’alors et témoin Patrick Laupin), ne pourra se découvrir sans émotion et stupeur.
Preuve ici est faite que des livres très imprévus peuvent passionner, et prophétiser même, par contraste, ce que nous aurons, malgré ce qu’ils font savoir, commis l’erreur de devenir.
Marc Wetzel
* http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2012/11/28/pierre-rottenberg-le-livre-partage.html
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