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Un rêve américain (An American Dream, 1966), Norman Mailer (par Leon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 20.08.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Grasset

Un rêve américain (An American Dream, 1966), Norman Mailer, Cahiers Rouges Grasset, trad. américain, Pierre Alien, 336 pages, 10,40 €

Edition: Grasset

Un rêve américain (An American Dream, 1966), Norman Mailer (par Leon-Marc Levy)

 

Un rêve américain, sous la plume de Mailer, est évidemment un effroyable cauchemar. La violence du propos n’a d’égale que celle de l’écriture, conçue comme une lapidation avec des mots, une logorrhée brutale et morbide. Mailer érige dans ce roman un monument à la gloire de sa propre œuvre, faite de bruit et de fureur, mais il déploie aussi une machine de guerre contre son pays hypocrite qui masque sa violence originelle dans les oripeaux de la liberté et de la réussite. La lecture de cet ouvrage aujourd’hui résonne d’une puissante évocation prophétique de l’Amérique de Donald Trump, furieusement individualiste et libertarienne.

Rojack, le héros du roman, est l’incarnation de cette Amérique : Mailer crée un personnage ambivalent, intelligent et brutal, prototype des contradictions d’une Amérique écartelée entre son vernis de respectabilité et ses pulsions les plus sombres. Il navigue entre culpabilité et autojustification, baigne dans l’hypocrisie morale et l’obsession du pouvoir sous toutes ses formes.

Sa compagne Deborah ne vaut guère mieux, glaciale, injurieuse, impitoyable. La collision des deux donne lieu à des scènes proches de l’apocalypse, où le Mal se partage à parts égales, Satan trouvant sa villégiature dans l’âme des deux protagonistes. Rarement l’expression d’« amants diaboliques » n’a trouvé meilleur emploi.

Norman Mailer écrit comme il conçoit ce roman : au lance-flammes. Sa phrase est un torrent de feu et de sang d’une violence absolue. Elle prend source, au début du roman, dans un souvenir de guerre halluciné qui illustre le propos du livre entier : le Mal qui détruit toute hypothèse d’innocence, la violence qui interrompt toute beauté, la mort qui met fin à toute chance de bonheur. Il faut entendre cette citation pour ce qu’elle est : la métaphore du roman de bout en bout.

Le canon de mon fusil pivota comme une longue et délicate antenne vers la droite, savoir le nid de mitrailleuse où une grande tête d’Allemand sanglante et douce, un jeune visage sain gâté archi-gâté léché d’amour maternel avec la bouche trop ronde de tous ces mignons petits grassouillets qui s’occupent de leur rectum depuis l’adolescence, sortit en pleurant, sortit lourdement en souriant par-dessus le rebord de son trou, « Salut, la mort ! », le sang et la boue sur sa poitrine comme l’enseigne de la sodomie, et j’appuyai sur la détente comme sur la gorge tendre du plus tendre des pigeons qui ait jamais volé – parfois le sein d’une femme fait revenir ce pigeon – le coup résonna contre ma paume comme une branche cassée, whop ! un trou rond apparut à la racine de son nez, s’élargit, je vis son visage aspiré par la blessure béante, soudain vieillard édenté, rusé, libidineux. Puis il gémit, Mutter, souvenir du premier jappement hors du ventre de sa mère […]

Même « l’amour » est un repoussoir, hanté par le Mal et les relents du Diable. Le narrateur et sa femme créent le cœur de l’Enfer dans une relation frappée au sceau de la haine, du dégout, de la répulsion qui tiennent lieu d’amour.

 

Viens ici, chéri. Embrasse-moi.

Je préfère pas.

– Dis-moi pourquoi.

Parce que j’ai vomi il y a peu de temps et que mon haleine est répugnante.

– La mauvaise haleine ne me gêne pas.

– Moi si. Tu as bu du rhum. Tu as une odeur de tous les diables.

C’était vrai. Quand elle buvait trop, une puanteur douceâtre et pourrie montait d’elle.

 

Le meurtre en devient anecdotique, enchâssé naturellement dans le récit. Ce crime, loin d’entraîner une chute immédiate, devient pour Rojack le point de départ d’une descente aux enfers vécue comme une ivresse sans fin. Rojack évolue alors dans un monde où les figures de pouvoir – policiers, politiciens, magnats – sont gangrenées par la corruption et le Mal.

Mailer interroge le rêve américain sous l’angle des ténèbres : derrière l’image de la réussite se cache une violence omniprésente dans tous les rapports sociaux. À travers son personnage principal, il pose la question de la liberté individuelle dans une société où tout semble régi par des jeux de pouvoir et les enjeux de la réussite.

Un roman américain, définitivement.

 

Léon-Marc Levy



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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /