Un Jardin de Sable, Earl Thompson
Un Jardin de Sable (A Garden of Sand, 1970), janvier 2018, trad. américain, Jean-Charles Khalifa, 832 pages, 24,50 €
Ecrivain(s): Earl Thompson Edition: Monsieur Toussaint Louverture
Honneur 2018 de la Cause Littéraire
Un gros et grand livre que nous offrent les excellentes éditions Monsieur Toussaint Louverture ! Une sorte de fleuve boueux et déchaîné, qui emporte tout sur son passage et en particulier ses lecteurs. La quatrième de couverture nous invite à évoquer les ombres de Steinbeck (on se demande bien pourquoi), de Fante (on comprend mieux mais…), de Bukowski enfin et là on peut être d’accord. Dans la puissance du style, la brutalité des scènes décrites, l’énormité des dialogues, on voit en effet une parenté littéraire avec le vieux Buk. Mais Thompson est beaucoup plus romancier, son récit est fascinant, dérangeant, terrifiant, touchant. On pourrait invoquer Erskine Caldwell, avec ses personnages pouilleux, déjantés, dévorés par la pauvreté.
Pauvre petit Jacky. La mauvaise étoile dès sa naissance – dans le Kansas, « le jardin de sable » –, en pleine Crise des années 30, d’une mère qui ne l’aimera jamais (ou ne saura pas l’aimer ce qui est pire encore). Son initiation à la vie (mais est-ce vraiment la vie ?), il va la faire dans la fange sociale, au milieu de la pauvreté, de personnages brutaux, vulgaires – parfois d’une violence insoutenable. Une galerie de portraits improbables où il devra, néanmoins, trouver son chemin. S’il le peut. Et peut-être le peut-il, grâce à une faculté peu commune de rébellion intérieure qui lui permet les plus inattendues adaptations. Darwin aurait pu prendre Jacky comme cobaye pour élaborer la théorie de la survie des espèces.
« La voix de cette femme regorgeait d’inflexions étranges qui le chatouillaient délicieusement à l’intérieur, lui faisant oublier sa crainte. Alors, lorsqu’elle le sortit brusquement de son hébétude en retirant son téton de la bouche paresseuse de son fils pour lui faite gicler en plein visage un jet chaud et sucré depuis l’autre bout de la table de ferme dont les deux rallonges avaient été mises, le mince trait blanc bleuté devint pour lui comme une fatale traînée d’avion au firmament de sa mémoire, et l’énorme framboise, une norme indépassable. C’était comme si on lui avait tiré dessus avec une arme à feu.
Et c’est là que résonna à ses oreilles cet énorme, ce formidable rire tonitruant, ce rire de Saint-Looouie, quoi. Nulle part ailleurs les femmes ne rient comme ça, pas vrai ? Dès lors, et à jamais, Saint-Louis fut pour lui une de ses villes préférées ».
Earl Thompson déploie un style torrentueux, énorme, et chez lui la grossièreté du langage parlé atteint des sommets. A un point tel qu’une véritable poétique de l’injure se développe à mesure des éclats tonitruants du grand-père MacDeramid, personnage rabelaisien, sans le sou, bruyant et fruste, mais attachant et qui aime – mal mais authentiquement – son petit-fils. Le New Deal de Roosevelt l’a, le temps d’une élection, fait rêver d’une autre Amérique mais la dureté des premières mesures, destinées surtout à relancer l’économie capitaliste et non à protéger les pauvres, ont rendu fou de rage ce vieil anarcho-marxiste. Il voue désormais une haine inextinguible au Franklin. Et avec lui, à toute une foule de gens voués aux gémonies.
« Des voleurs, des menteurs, des enfoirés ! Pas un pour rattraper l’autre ! Rois, ducs ou tzars ! La NRA et le WPA. La CFW, tous les syndicats ! Ces putains d’armée de terre, de marine et tous les militaristes. Toutes les loges, les églises, les boy-scouts, les girl-scouts, Campfire girls, les contrôleurs des trains. John D. Rockefeller, la famille Ford, la famille Mellon, la famille Carnegie, John Jacob Astor, le Pape et le Barbu là-haut. Le Teapot Dome, et Tammany Hall ! Les trusts, les monopoles ! Le gang de Wall Street et le gang Pendergast, le gang de la guerre et celui des arnaqueurs à la petite semaine ! Jamais j’ai vu plus grands voleurs !
Innombrables, défiant l’entendement, ses ennemis se pressaient en masse jusqu’à l’horizon lointain ».
C’est bien grand-père MacDeramid qui va modeler le caractère ombrageux et révolté de Jacky. Sa « scolarité » – difficile d’appeler ça ainsi – en sera le terrain d’expérimentation privilégié, de fugue en scandale dans la classe. La psychologie de la révolte sociale est magnifiquement dessinée par Earl Thompson. C’est la noblesse des pauvres : dénoncer les injustices mais refuser absolument toute forme de pitié ou de paternalisme. Pour accepter la gentillesse de certaines personnes (surtout de femmes), Jacky doit en être un peu amoureux. Substitut à la mère adorée et absente, tellement absente.
Jusqu’à la fascination sexuelle à son retour ; Jacky va se lover dans un élan œdipien aussi torride que pathétique.
« Dans sa valise ouverte sur le lit, elle attrapa son porte-jarretelles, harnais de satin argenté qu’elle agrafa à sa taille devant elle avant de le tourner pour que l’agrafe se trouve derrière. Les pinces chromées dansaient autour de ses cuisses au bout de leurs élastiques. Elle se pencha pour enfiler sa culotte, qui avait de la dentelle autour des jambes et au-dessus du losange à l’endroit de sa chatte. En la remontant, elle souleva un instant le bas de son peignoir. Et, l’espace d’une seconde, Jack aperçut son derrière blanc tout lisse comme encadré entre porte-jarretelles et culotte. L’élastique se coinça sous les fesses diaphanes, les fit remonter jusqu’à ce que des fossettes se creusent, et puis clac ! elles rentrèrent d’un seul coup dans le satin, si brutalement qu’il cligna des yeux ».
La violence brute des gens parmi lesquels Jacky fait son initiation à la vie – celle des hommes en particulier – devient véritablement insoutenable dans les scènes de sexe. Earl Thompson y va jusqu’au pire. Les femmes sont des objets de plaisir, maltraitées, dominées, abîmées physiquement et moralement. Les hommes s’y montrent prédateurs, sans scrupules ni pitié, qu’ils soient clients de prostituées, « petits amis » ou membres de la famille (à l’exception, encore une fois, de Grand-père MacDeramid, unique héros positif dans l’univers de Jack). Les femmes sont sottes, futiles, perverses (là encore à l’exception de Grand-mère MacDeramid). Jacky grandit dans cette culture et ce ne peut être sans conséquence.
Peu à peu, son « initiation » à la vie va prendre des chemins déviés, déviants, entre sa mère égarée et pathétique et son beau-père Bill, psychopathe alcoolique. Earl Thompson ne nous épargne rien, surtout le pire.
Entre la pauvreté, la violence, le machisme brutal, la bêtise ambiante, le chemin initiatique de Jacky est terrifiant. Earl Thompson nous offre un roman âpre, terrible par moments. Mais quelle leçon de littérature, servie par la traduction magistrale de Jean-Charles Khalifa.
Un monument.
Léon-Marc Levy
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