Un fond de vérité, Zygmunt Miloszewski
Un fond de vérité (Ziarno prawdy, 2014), trad. polonais Kamil Barbarski, 475 pages, 22 €
Ecrivain(s): Zygmunt Miloszewski Edition: Mirobole éditions
Ce polar, le deuxième de l’auteur qui en a écrit et publié trois à ce jour, risque de vous poser, cher lecteur, une première difficulté : comment prononcer les noms des personnages, des lieux, de l’auteur… C’est que pour la majorité d’entre nous, le polonais c’est un peu une énigme phonétique. Même une fois que c’est traduit. L’autre difficulté, c’est de comprendre une société dont on connaît mal, peu ou pas du tout l’histoire, la culture, le fonctionnement… Une fois passés en revue nos souvenirs concernant la Shoah, le ghetto de Varsovie, puis les chantiers navals de Gdansk et la figure de Lech Walesa qui inspira en son temps le cinéaste Andrzej Wajda récemment disparu (L’Homme de marbre puis L’Homme de fer). N’oublions pas non plus la figure de Jean-Paul II (Karol Jozef Wojtyla). Pays catholique, oh combien. Doté aussi d’une histoire dont les juifs ont largement fait les frais, sur fond de folklore ashkénaze et d’antisémitisme « décomplexé ». Il y a aussi cette fameuse image du plombier polonais pour achever de faire écran entre nous et ce pays de buveurs de vodka au bison.
Une telle accumulation de clichés nous encourage à aller y voir de plus près. Nous ouvrant la porte du noir, Zygmunt Miloszewski nous fait découvrir un peu de ce pays et de cette société, à distance de la capitale peut-être trop semblable à d’autres métropoles européennes. Nous voilà donc dans la ville de Sandomierz, aux côtés du procureur Teodore Szacki, exilé dans cette cité provinciale suite à l’affaire narrée dans Les impliqués (le premier roman de Zygmunt Miloszewski). Une affaire où il a laissé derrière lui sa carrière et son mariage. Pour bien suivre, il faut savoir que le procureur joue aussi là-bas, en Pologne, le rôle de juge d’instruction, quand ce n’est pas celui d’enquêteur. De quoi remplir largement ses journées si l’on exerce à la capitale. Mais nous sommes ici en province… pas grand-chose à se mettre sous la dent en matière de justice et de crime dans la belle ville de Sandomierz ! Que du menu fretin et des affaires d’une affligeante banalité… Jusqu’au jour où une femme est retrouvée morte, égorgée et vidée de son sang ! Cela dans une cité où la cathédrale abrite des œuvres témoignant des affabulations antisémites les plus outrancières : histoires de meurtres rituels, de sacrifices humains, de sacrifices d’enfants surtout, dans un registre que l’antisémitisme a entretenu jusqu’à la nausée, du temps de la folie nazie mais aussi bien plus loin dans l’histoire. Les vieux fantômes ne sont jamais tout à fait morts et il suffit parfois de bien peu pour les réveiller, et Teodore va devoir les affronter alors que la presse à sensation se jette avidement sur cet inespéré fait divers qui pourra faire monter les tirages pour peu qu’on l’exploite bien. Sur ce plan-là, il semble que les tabloïds polonais n’aient rien à envier à ceux du reste du monde. Sur ce qui se veut un fond de vérité, nous voilà embarqués dans un voyage dans la part sombre de l’histoire (celle de la Pologne qui n’est pas que polonaise, loin s’en faut), dans la part sombre d’une société qui pourrait à peu de chose près être la nôtre.
Plongée dans une part obscure de l’âme humaine, celle où s’abreuvent la peur et la haine de l’autre, quel qu’il soit. Nous sommes dans une petite ville où tout le monde connaît tout le monde, où chacun sait une part des inavouables secrets de l’autre. Difficile pour le procureur, trop fraîchement installé dans la ville, de saisir et comprendre ce qui ne se dit pas car cela se sait déjà trop bien. Cette noirceur provinciale est somme toute l’une des choses les mieux partagées au monde. Ordinaire, banale, même dans sa crudité et sa monstruosité. Un peu de morts et de sang au milieu de l’actualité ordinaire des jours, entre les pages internationales et politiques, celle des sports, celle du cœur et des petites annonces et la météo…
Si chacun peut jouer avec les fantasmes et la peur, les amours et les amitiés, avec les secrets de famille aussi, ce n’est pas toujours impunément. Teodore ne sera pas le seul à découvrir à nouveau cette vérité ordinaire. Dans un bain de culpabilité, de refoulement et d’ignominie cynique, ce sont bien ces forces-là qui tissent les pages de l’histoire d’une si paisible petite ville, à l’ombre de la grande histoire et des mémoires que l’on entretient… ou que l’on s’efforce d’effacer, c’est selon. Une histoire et une mémoire que la jeunesse de Sandomierz peine parfois autant à rejeter que les générations précédentes.
Le récit est mené avec habileté et rythme, maniant une ironie qui n’épargne aucun personnage, sachant naviguer entre les horreurs du passé et les absurdités et cynismes contemporains. Il y a quelque chose aussi du roman d’aventures qui nous entraîne dans de rocambolesques et souterraines situations sans se départir d’un salutaire sourire au cœur de ces noirceurs humaines, trop humaines.
Le tout est servi par une version française qui semble parfaite et témoigne de la complicité entre un auteur et son traducteur (que nous avons pu constater en les rencontrant tous deux dans le « parloir » du dernier festival Toulouse Polar du Sud).
Marc Ossorguine
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