Un adolescent amoureux, Robin Josserand (par Patrick Abraham)
Un adolescent amoureux, Robin Josserand, Mercure de France, mai 2024, 151 pages, 17 €
Edition: Mercure de France
Robin Josserand a fait des débuts remarqués (et remarquables) en littérature avec la publication, en 2023, et déjà au Mercure de France, de son premier roman, Prélude à son absence, chroniqué ici-même. Son deuxième livre, Un adolescent amoureux, séduira les lecteurs qui avaient apprécié le précédent. Quant à ceux qui étaient restés un peu sur leur faim, ils seront, je l’espère, davantage conquis.
L’ouverture, bovaryenne, subvertit le schéma flaubertien. Je veux dire que le Narrateur raconte l’entrée dans sa classe (de terminale en l’occurrence) d’un nouvel élève : « Lors du premier cours, le garçon arrive en retard et s’installe au dernier rang en faisant crisser sa chaise sur le carrelage ». Mais pas de « Proviseur » devant qui chacun se lève dans ce récit dont l’action se situe, suppose-t-on, dans la première décennie du vingt et unième siècle. Pas d’« habit-veste de drap vert à boutons noirs » mais « une chemise à carreaux rouges déchirée au niveau du coude ». Et nulle gêne du jeune homme face à son professeur et ses camarades ni de fous rires à l’écoute de son nom (« Charbovari ! Charbovari ! ») puisqu’on apprend, une dizaine de lignes plus loin (nous sommes toujours dans le paragraphe introductif, p.13), qu’il « se roule une cigarette à la vue de tous ».
Prélude à son absence relatait une fascination – et une fascination vaine puisque le narrateur trentenaire (et lyonnais) ne recevait rien de Sven, le semi-voyou, semi-clochard qui le bouleversait. Un adolescent amoureux (éducation sentimentale d’un jeune gay d’aujourd’hui dans une petite ville de province – Le Creusot pour ne rien cacher : 22.000 habitants en 2010…) se construit aussi sur un envoûtement sans issue. L’élève qui captive le Narrateur est plus âgé que lui avec des signes de virilité plus ostentatoires. Il fume, et pas seulement du tabac. Il joue du saxophone. Et surtout, il s’affiche comme cancre, ne lit rien, s’en vante et son orthographe est déplorable.
Le Narrateur l’appellera d’ailleurs « Arture » après avoir constaté, en cours de français, son incapacité à écrire correctement le prénom du fils cadet de Vitalie Cuif.
(L’effigie Rimbaud est à la mode. Trop ? Raison pour laquelle je lui préfère désormais, comme maître des écluses et grand serrurier, Isidore Ducasse).
Fascination, ai-je dit. Et exercices d’admiration successifs. Comme « Arture », le Narrateur se met à fumer. Il dégotte dans un grenier et porte des chemises comme les siennes. Il laisse (ou a la velléité de laisser) pousser ses cheveux. Il néglige ses devoirs. Il se passionne pour le jazz, le saxo puis la batterie – sans réussite. Les hétéros comprendront peut-être mal cette phase fréquente du désir homosexuel. Devenir qui l’on aime comme chez le Jacques Forestier du Grand Écart de Cocteau. S’approprier son apparence, son allure, sa gestuelle, ses mots pour espérer atteindre son essence. Le copier pour (illusoirement) s’en faire aimer. L’adolescent amoureux va plus loin : il hume, dans les vestiaires, en cours d’EPS, le jean d’« Arture » comme si la convocation de trois sens (regarder « Arture » ; l’entendre ; sentir son odeur) pouvait pallier l’inévitable, l’impitoyable défaut des autres.
L’itinéraire du Narrateur passe également par des rites d’initiation bien connus dans la grisaille provinciale. Satisfactions solitaires, la nuit. Connexion à une « application » de rencontres sur l’ordinateur familial. Découverte craintive des endroits de drague.
Prélude à son absence proposait un récit linéaire, sans aspérités, presque entièrement mené au présent de narration. La structure narrative est ici plus complexe puisqu’on repère des analepses permettant au lecteur de retracer les étapes d’un parcours, d’une émancipation, d’une construction de soi – de la sage enfance d’un héritier aux tourments des années lycéennes. Robin Josserand a pris ses marques, affûté ses outils. Dans son troisième roman, s’autorisera-t-il quelques phrases à la complication proustienne, quelques métaphores genétiennes, quelques bifurcations greeniennes, voire quelques imparfaits du subjonctif ? On louera de nouveau son habileté, à partir d’une poignée de toponymes (« place Schneider » ; « château de la Verrerie » ; « rue du Maréchal-Leclerc » ; « promenade du Midi » ; « rue Pierre-Mendès-France »), à recréer un lieu, à nous en imposer l’évidence.
Toute fascination débouche sur un lent relâchement, une démystification ou un détachement soudain. Le bac obtenu, le Narrateur va quitter sa ville pour étudier à Lyon. Un grave accident de la circulation (p.139) rompt opportunément ses liens avec « Arture ». Il peut se débarrasser des objets qui ont nourri son culte. Ils ne se croiseront plus. Le roman de Josserand nous rappelle qu’un ensorcellement amoureux est souvent lié à un espace qui le circonscrit et en dehors duquel il cessera d’opérer. Nous aimons rarement, simplement un être. Mais cet être inscrit dans le cadre où il nous est d’abord apparu. Swann et Odette chez les Verdurin. Les jeunes filles en fleurs de Balbec, etc.
Un soixante-seizième chapitre clôt le roman (pp.147-151). Le Narrateur imagine, en se désignant à la troisième personne, qu’il retourne sur cette aire périphérique, près d’une « départementale », où rôdent et se recherchent des gays de tout âge. Il monte dans une voiture, octroie une fellation à son partenaire (« un homme d’une quarantaine d’années, maigre et maniéré ») dont le véhicule (difficile de conduire et de jouir en même temps…) finit par s’écraser contre « la barrière de sécurité ». Alors qu’il s’apprête à prendre ses distances avec sa famille et son milieu, le Narrateur rejoint fantasmatiquement « Arture » et se libère également de lui-même (d’une partie de lui-même).
On pense au Genet du Funambule s’adressant (et ne s’adressant pas) à Abdallah Bentaga : « tâcher d’apparaître à soi-même dans son apothéose ».
Comme dans Prélude à son absence, on notera les influences, stylistiques et thématiques, d’Hervé Guibert et de Philippe Mezescaze, mais mieux maîtrisés, et la tendance de l’auteur à surcharger son récit de références littéraires et musicales, mais avec moins d’insistance que naguère.
Patrick Abraham
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