Trois éclipses, Etienne Allaix (par Olivia Guérin)
Trois éclipses, Etienne Allaix, Editions Rue Saint-Ambroise, collection « Suites », Mars 2025, 130 pages, ISBN 9782487294035, 14 euros.
Avec Trois éclipses, Étienne Allaix signe un triptyque original, constitué de trois nouvelles relativement étoffées (d’une trentaine ou quarantaine de pages chacune), qui ont en commun de mettre en scène des impostures.
La pièce inaugurale – et maîtresse – du recueil est la nouvelle « Lynn » : guide touristique à Berlin, Lynn se perd lors d’une de ses visites avec son groupe, alors qu’elle est censée connaître la ville par cœur. Son égarement devient le moteur d’une fiction : pour sauver la face, elle invente les éléments de sa visite guidée. Et y prend un plaisir manifeste.
C’est de cette première imposture que découlent les deux autres nouvelles. Dans l’imagination fertile de Lynn prend vie le personnage de Sokine, peintre expressionniste raté du 19e siècle, qui connait lui aussi d’étranges moments d’« éclipse » de la raison. Puis celui de Barbara, directrice de galerie d’art ayant acquis des toiles de Sokine, et qui s’éclipse elle aussi dans un ultime pied-de-nez au milieu berlinois de l’art contemporain.
A l’intersection entre recueil de nouvelles et roman polyphonique, ce triptyque est intéressant en particulier sur le plan de la composition, savamment fondée sur un double principe de cohérence et d’enchainement.
Chacun des trois récits se suffit à lui-même et peut être lu de manière autonome, comme dans un recueil de nouvelles. Cependant, Trois éclipses forme un ensemble doté d’une particulière unité. D’une nouvelle à l’autre, les lieux et les éléments du décor berlinois reviennent, les motifs se répondent (l’art, la peinture, les failles de la raison), tissant un vaste réseau d’échos souterrains. Trois personnages sont saisis au même moment où leur raison vacille, où ils déforment le réel – sciemment ou non. Trois façons de fuir, de mentir pour mieux survivre. Derrière chacune de ces « éclipses » se cache une tentative désespérée ou irrévérencieuse de renouer avec la lumière – celle de l’inspiration, ou de la liberté. Les nouvelles présentent également des proximités sur le plan des tonalités, chacune oscillant entre ton désabusé et ironie plus légère, entre réalisme sinistre et fantastique effleuré.
Mais plus encore que la cohérence, c’est l’ingéniosité du dispositif narratif d’ensemble qui frappe dans cet ouvrage. Ici, les différentes nouvelles ne s’enchainent pas sur le mode de la simple juxtaposition autour d’une thématique commune, comme cela se fait majoritairement dans les recueils. Par-delà la recherche d’unité, Allaix pratique avec bonheur la concaténation : le narrateur rebondit d’une imposture à l’autre, dans une amusante réinterprétation narrative du principe d’enchainement-emboitement cher aux comptines de notre enfance (sur le mode du « Trois petits chats, chapeau de paille, paillasson… »). La visite fictive de Lynn donne naissance au personnage de Sokine, qui de fil en aiguille donne naissance à celui de Barbara… Jolie récursivité de l’imagination, qui laisse rêver à d’autres prolongements possibles encore à l’histoire inaugurale de Lynn.
Cet ouvrage a en partie été développé dans le cadre du projet lancé par les éditions Rue Saint-Ambroise sur la « suite ». Par la voix de son directeur Bernardo Toro, cette maison d’édition plaide pour le développement d’un « genre littéraire nouveau », baptisé suite, et qui allierait l’unité du roman et la variété du recueil de nouvelles. Pour ses prometteurs, ce genre littéraire serait susceptible de contourner la « faillite » actuelle du recueil et de venir au secours de la nouvelle, trop délaissée actuellement des éditeurs français. La maison d’édition a accompagné quelques auteurs dans le cadre d’un atelier de relecture de nouvelles, et la collection « Suites » a pour vocation de publier les ouvrages issus de ces échanges.
Sans préjuger ici du statut de la suite comme genre véritablement autonome et nouveau, ou comme forme d’hybridation entre genres préexistants, ou encore comme simple tentative de développer une potentialité latente dans la notion même de recueil, on peut en tous les cas affirmer sans hésitation que les éditions Rue Saint-Ambroise ont fait un choix heureux en publiant Trois éclipses. Voilà une illustration possible et très réussie de cette suite dont le périmètre demande pour l’heure à être plus fermement délimité. Une illustration qui montre l’intérêt qu’il y a sans aucun doute à enrichir le traditionnel recueil de nouvelles par des principes serrés de construction.
Pour ma part, par-delà la composition futée de Trois éclipses, j’ai tout particulièrement apprécié le style alerte et surprenant d’Etienne Allaix.
L’écriture est volontiers sensorielle. Très visuelle, traversée d’éclats de lumière sur les façades berlinoises ; parfois, elle forme tableau impressionniste, ou cliché photographique de terrains vagues désolés. Elle se fait également sonore, tactile, piquetée de relents d’urine ou de senteurs de tilleul. Parfois même, elle devient hallucinatoire, comme dans l’incipit, qui offre une scène sanglante et particulièrement réussie. On s’y croirait vraiment !
Le style de l’auteur, plein de vitalité, est agréablement foisonnant. La langue, tour à tour familière et poétique, joue de la variété des registres. Le tout est réhaussé de traits d’humour loufoques et décalés (une poursuite policière prend des allures de « un, deux, trois, soleil ! »), ou encore de télescopages de points de vue (la nouvelle « Sokine » est construite sur ce procédé, alternant les points de vue opposés du peintre et de son modèle lors de la même séance de pose).
Comme Lynn tricote ses mensonges, l’auteur entremêle les images hétéroclites, dans un réjouissant vertige d’inventivité. Le texte foisonne de métaphores inattendues (« un silence obèse »), de détournements de formules figées (un « rictus mi-figue mi-crétin »), dans un style que je caractériserais volontiers comme « à sauts et à gambades », pour plagier Montaigne. Indéniablement, Etienne Allaix a le sens de la formule – au risque parfois, me semble-t-il, de se laisser emporter par le plaisir foisonnant des mots au détriment du récit lui-même ; mais heureusement, cela n’arrive qu’à la marge. Il excelle également dans l’art du portrait et de la caricature (« Charretier de son état, inculte jusqu’à la tignasse »).
Même si en tant que lectrice, les deuxième et troisième nouvelles m’ont personnellement un peu moins accrochée que la première, particulièrement réussie, je me suis laissé porter avec bonheur par cette écriture vivifiante et ce dispositif narratif sacrément bien pensé.
En cela, par cette parution, les éditions Rue Saint-Ambroise ont bien tenu leur pari de revivifier la nouvelle, et continuent ainsi à soutenir le développement des formes brèves dans la création littéraire contemporaine. Vivement la « suite » !
[1] Dans son article manifeste « La suite : plaidoyer pour un nouveau genre littéraire », initialement paru sur le site des éditions Rue Saint-Ambroise et repris en 2023 sur le site Nouvelle donne. Le site de la nouvelle littéraire.
[1] Répondre à cette question épineuse demanderait un vaste débat théorique et historique qui dépasserait très largement le cadre de cette chronique. Mais voilà certainement de quoi nourrir de riches discussions entre écrivains nouvellistes, éditeurs, lecteurs amateurs de récits brefs et théoriciens des genres littéraires !
Olivia Guérin
Aix Marseille Univ, CNRS, LPL, Aix-en-Provence, France
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