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Tristan et Iseut (Version Joseph Bédier) (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 20.09.23 dans La Une Livres, En Vitrine, Les Livres, Critiques, Roman, 10/18

Tristan et Iseut (Version Joseph Bédier), 10/18, 183 pages 6,40 €

Edition: 10/18

Tristan et Iseut (Version Joseph Bédier) (par Léon-Marc Levy)

Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Ecoutez comment à grand joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.

(Tristan et Iseut, version de Joseph Bédier)

 

Très au-delà de l’ouvrage de Béroul et/ou d’autres poètes-narrateurs anglo-normands du XIIème siècle, l’histoire de Tristan et Iseut s’est érigée en mythe et, à ce titre, il n’est pas seulement le produit d’un rhizome passé mais aussi – surtout – le fondateur d’une pensée qui va irriguer durant des siècles et des siècles, la culture, l’art, la littérature d’Occident, jusqu’à en devenir une sorte d’« inconscient collectif » qui est en fait une mémoire collective active. La force d’un mythe se mesure au nombre de domaines humains qu’il traverse et celui de nos malheureux héros amoureux interroge autant le problème du Bien et du Mal, de l’innocence et de la culpabilité, du pouvoir et du droit, de la passion amoureuse et de la raison. Rien moins. Il tisse par conséquent une véritable toile sur la vie des hommes et des femmes, les enserrant dans quelque destin toujours funeste.

Transcendant le récit courtois – bien qu’il en soit évidemment un, soumis aux lois du genre – Tristan et Iseut s’érige en histoire emblématique de la passion amoureuse.

Au cœur du récit, l’amour fou. Mais point de coup de foudre puisque c’est le coup du philtre qui officie. Ce qui, au passage, innocente les deux amants qui sont d’emblée donnés comme victimes d’un sort.

L’innocence, la candeur, sont les premiers ingrédients de ce qui va construire le mythe de l’Amour en Occident.

Les deux jeunes gens, dès l’aube de leur passion, sont soumis à la force écrasante des puissants, de ceux qui ont autorité sur eux. Tristan est chevalier du Roi Marc de Cornouailles, Iseut sa promise et l’amour s’abat sur eux alors que Tristan est chargé par Marc de ramener vers lui sa fiancée. Un chevalier en mission pour son roi, plutôt la mort que la trahison ! Mais dans cette cruelle aventure, il y a pire que la mort, et c’est l’amour qui va enfermer les deux êtres dans ses filets de plomb.

Un autre ingrédient essentiel du mythe : l’amour rebelle, qui défie les lois et les usages.

Dans son génial essai sur L’Amour et l’Occident, Denis de Rougemont clôt l’affaire en affirmant brillamment que le modèle référent de l’amour en nos contrées est l’amour impossible. Le déferlement de couples d’amants maudits dans nos légendes littéraires ne peut que confirmer à l’évidence cette conclusion : Roméo et Juliette – Abélard et Héloïse – Othello et Desdémone – Hamlet et Ophélie – Cathy et Heathcliff – on pourrait prolonger la liste sur des pages entières.

Citons Jacques Ribard dans son ouvrage La légende de Tristan :

Comme l’a écrit très justement Denis de Rougemont dans son beau livre L’Amour et l’Occident, on ne saurait imaginer une Madame Tristan. Cette sorte d’attirance, inconsciente mais réelle, pour la mort qui transfigure, est au cœur même de cet amour. Seule la mort peut sauver les amants de l’impitoyable usure du quotidien et consacrer à jamais leur amour.

Le vrai amour est l’amour impossible, tel est le troisième ingrédient, essentiel, du mythe.

Tristan et Iseut ont des ancêtres dans les légendes occidentales, Orphée et Eurydice, Daphnis et Chloé, Pyrame et Thisbé entre autres, mais jamais le mythe n’aura revêtu autant le paradigme de l’histoire d’amour. L’amour impossible est forcément l’amour éternel car il ne peut connaître d’extinction propre : les amants meurent la plupart du temps, frappés par le malheur de leur liaison maudite, ou bien ils subissent les pires châtiments (Abélard). Mais leur amour reste intact. C’est là assurément la clé de la vénération occidentale pour les amours perdues : ce sont les seules que le temps ne peut abimer, même au-delà de la mort.

Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort à la fois (Version Bédier).

L’éternité et l’universalité sont enfin des ingrédients nécessaires du mythe isoldien : l’amour de Tristan et Iseut s’adresse aux amants du monde entier et de tous les temps et la mort ne peut rien contre lui. Ainsi, lorsqu’ils vivaient cachés dans la forêt, par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre ne sentit sa misère ; ou encore lorsque la séparation est inéluctable puisque Tristan est condamné à l’exil, Iseut lui rappelle que leurs vies sont enlacées et tissées l’une à l’autre et que (son) corps reste ici, (il) a son cœur.

Enfin, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux fleurs odorantes qui court jusqu’à la tombe d’Iseut. Certains ont essayé de la couper mais elle a repoussé immédiatement aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace et repris le même chemin. On raconte que le Roi Marc a fini par ordonner de laisser pousser cette ronce.

Tristan et Iseut ont figé à jamais un lien indissoluble entre l’amour et la mort. Alliance a priori étrange, l’amour étant la condition de la vie mais alliance néanmoins imparable : seule la mort peut rendre l’amour éternel en lui évitant les ravages du temps.

 

Léon-Marc Levy

 

La version utilisée pour cette chronique est le Tristan et Iseut de Bédier (1900), qui est une réécriture, une reconstruction des textes du XIIème siècle, essentiellement ceux de Béroul et de Eilhart.

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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /