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Tiramisu (par Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 15.12.20 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Tiramisu (par Jeanne Ferron-Veillard)

 

Cher ami,

Je réponds d’emblée à ton souhait, je m’en réjouis. Je t’apporterai le dessert. Un dessert. En réponse aussi à ta précédente invitation, ce dîner que nous avions volé aux circonstances. Tu avais si bien cuisiné ! Et ton tiramisu était exquis. Son onctuosité. La génoise et les grains de café dans la crème, un pied de nez assurément. Ce n’était plus un tiramisu, avais-je rétorqué, et qu’importe ! Nous avions trinqué à tout ce qui se transforme, ne se crée point, se transmute. Nous nous étions régalés. Nous avions bu, presque rien. Un Crozes-Hermitage 2011. De 2011 à 2020. Trois verres chacun qui me demandèrent une attention accrue à vélo. Par chance, nous vivons à un kilomètre l’un de l’autre, là notre distance. Notre respectable insouciance. Nos dîners tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, toujours inédits, toujours différents, celui-ci et le nôtre. Nos deux intimités diluées ou dissoutes par une pandémie. L’univers entre nous.

Le sais-tu, j’ai un cahier où je recueille les recettes, celles qui me sont confiées et celles que je n’ai jamais réalisées. Un peu comme ces livres que tu conserves, que tu observes sans jamais les ouvrir. Toutes ces histoires alignées qui nous distinguent les uns des autres et nous relient. Je songeais à cela en rentrant à vélo, la forme de mon vélo telle que je la vois et toutes les particules, tu préciserais les atomes, qui le composent à mon insu et dont le déplacement fait la matière. L’ivresse certes ! Et ces mille choses que j’entrepose, que j’oublie parfois, que je perds souvent.

Alors écoute une confidence, veux-tu. Un soir qui était différent des autres, ma mère me tendit la page d’un cahier déchirée, manuscrite, la recette d’un tiramisu écrite par un maître d’hôtel italien. En français. Qui, quand, comment. Elle n’avait su me dire. Ma mère alternait les tranches de vie opaques, d’autres plus claires, confectionnait ce tiramisu tous les 3 janvier et n’en ajoutait pas davantage. Les soirs de nos anniversaires communs. Elle ne s’embarrassait ni du décor ni des bougies, à quoi bon d’ailleurs abîmer le dessert. Un bougeoir à trois branches y suffisait, passant de la cheminée à la table, le même depuis ma première année, sur lequel nous soufflions en nous esclaffant. Nos postillons et nos étreintes. Et chaque année, ce tiramisu annonçait l’année à suivre, trop sucré, l’année serait indigeste, pas assez, elle serait amère, au mieux insipide. Pour ma mère, les années étaient autant de blocs similaires à empiler, par devoir ou par culpabilité, qu’un verre d’Amaretto ce soir-là rendait plus légers. Un ou plusieurs. Pour moi, les années s’émiettaient sans trop laisser de traces, hormis peut-être le lendemain du 3. Une légère lourdeur dans le ventre, un quelconque scrupule dans la gorge. Hormis l’année qui suivit la transmission de la recette. Car elle mourut. En 2011.

La veille donc. Acheter trente biscuits à la cuillère. Modifier chaque année la provenance et la composition. Agriculture biologique de préférence, de la farine complète ou d’épeautre, du sucre de canne. Deux pots de mascarpone. Idem. Quatre œufs, gros, fermier bien sûr. Cent-vingt-cinq grammes de sucre de canne roux, non raffiné, dit semoule foncée, en provenance des îles de l’Océan Indien. Seychelles, Réunion, Madagascar ou Maurice. De la poudre de cacao 100%. Une bouteille d’Amaretto. Du thé vert Matcha Genmaïcha, un thé vert au riz grillé. Deux-cents grammes de pistaches, un citron et une orange.

En 2011, le citron, l’orange et les pistaches provenaient de Sicile, le thé vert du Japon.

Des aliments de qualité. Les disposer sur la table comme une armée de soldats de plomb, ce maître d’hôtel avait le sens du spectacle et de l’autorité. Il écrivait qu’il fallait les aimer comme des enfants et les honorer comme tels. Les soldats ou les enfants.

Je craignais de ne pas avoir tous les éléments pour bien comprendre.

D’abord se servir un verre d’Amaretto. Et trinquer seul en s’étirant vers le plafond, boire d’un trait en saluant les lieux, les vivres et la terre entière. Ensuite, préparer les zestes de citron et d’orange et réserver leur jus. Séparer les blancs des jaunes d’œufs. Dans un bol en verre, mélanger les quatre jaunes d’œufs, ajouter le sucre, les zestes, le jus de l’orange et du citron, les deux pots de mascarpone, les pistaches et dans cet ordre. Avec amour et énergie. Remuer dans le même sens. Le sens inverse des aiguilles d’une montre pour ouvrir les particules. Remuer encore jusqu’à éveiller l’humus dans la farine, le soleil dans le sucre de canne, la lumière dans l’écorce des deux agrumes. Les animaux et l’herbe et le son du lait que les trayeuses électriques tirent chaque soir, à la même heure. Les bêtes alignées. Les champs de thé et les femmes penchées sur les plants, les pousses pincées avec soin, lancées en arrière par-dessus l’épaule, dans le panier. Le dos et le panier. Remuer jusqu’à sentir les muscles se contracter. Et pouvoir les voir toutes, les femmes qui, sous leurs voiles de couleurs, aiment ce qu’elles font à la sueur de leur souffle. Non point pour elles-mêmes mais pour nourrir les autres. Remuer jusqu’à ce que la crème soit brune, soit une. Or pas seulement. La consistance et le parfum. Aller jusqu’aux plages de Source d’Argent ou d’Anse Coco aux Seychelles, jusqu’au domaine de la Réunion sur la petite île de la Digue. Or pas seulement. Remuer jusqu’à disparaître. Revenir par l’Italie. Le vert, le jaune et l’orange. Remuer puis s’arrêter. Monter les blancs en neige. La mousse blanche et l’or, l’ocre et le rouge.

Le moteur du batteur électrique ou l’imposture, je veux faire comme elle et comme elle écouter. Les peintures d’un poulailler sur les portes de son vaisselier rouge, des coqs, des poules, des graines, de la paille et la lumière blanche piégée. Un goût pour le mystère. Jamais je ne l’ai vue cuisiner. Repasser ou faire le ménage. Ma mère orchestrait sa maison seule, à l’insu de ses propres objets. Jamais je ne l’ai vue en robe de chambre, le soir, le matin, les traits tordus par les injonctions du quotidien.

Ajouter les blancs à la crème, avec souplesse. Et sentir celle-ci s’élever. Tremper les biscuits l’un après l’autre dans le thé vert. Choisir un moule à cake en verre et garnir d’une première couche de biscuits infusés. Une couche de crème. La couche de biscuits. Une couche de crème. La couche de biscuits. Une couche de crème. Le chiffre trois. La crème doit être légère et dense. L’alliance entre les biscuits et la saveur qui craque. Ce qui est entre. Et puis les agrumes. L’amertume et le sucré. Le vide et le silence. Les différentes couches et leur virtuosité. Une vérité, une maladresse. Et le lien entre ce qui fut et ce qui change. Au frigidaire jusqu’au lendemain.

Jusqu’à toi. Rappelle-moi, le cacao à saupoudrer au moment de servir. Chez toi. À toi je peux tout dire. J’ai cru faire comme elle. Et par cet héritage, j’ai vu la peur dans le petit verre d’Amaretto, son visage à la surface de la crème, la texture de ses colères et tout ce qui n’était pas dans la recette. L’Amaretto. Ses mains humides dans le fond du moule. Ses renoncements dans le reste du thé, le mensonge dans les débris de biscuits flottant à sa surface. Je l’ai jeté.

Les objets qu’elle cassait, j’avais si mal pour eux car je les croyais vivants. Les ingrédients et leur composition secrète. Il faut croire qu’elle souffrait. Le 3 janvier plus que les autres jours. Elle le détestait, son anniversaire comme le mien, nos deux naissances acculées. Le lieu entre ce qui est et ce qui change.

J’ai vu l’amas de vaisselle dans l’évier. Et soudain j’ai vu toute la poésie de son être gâchée par ignorance. L’inadvertance. L’étoile placée au-dessus, tombée sur nous, les soirs d’épiphanie. Par devoir ou culpabilité. À toi, je peux le dire. Peu importe la recette si celui qui la compose a perdu son souffle. Peu importe la recette si elle n’a pas d’histoire. Peu importe l’amour s’il n’a pas de cœur pour s’y tenir. Peu importe le dosage si le geste n’est plus habité.

Tout importe. Car je n’ai jamais rien mangé qui ne fut si délicieux. Non pas le tiramisu de ma mère mais celui que j’ai réalisé pour toi. Grâce à toi. Je ne redoute plus de t’offrir et la recette et sa transcription. Sache que je viendrai à pieds, et dans les deux mains, je tiendrai le tiramisu. Je n’aurais donc plus peur des héritages et des étoiles qui meurent entre les 3 et 4 janvier.


Jeanne Ferron-Veillard

 

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Extrait, Souffles de Birago Diop (Dakar 1906-1989, Leurres et lueurs, Présence Africaine, 1960 et 2008)

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.