Sweetie, Philippe Malone, par Marie du Crest
Sweetie, mars 2018, 104 pages, 15,80 €
Ecrivain(s): Philippe Malone Edition: Espaces 34Le livre et le texte
Lorsque l’on ouvre le volume dont le titre est Sweetie, et l’auteur, Ph. Malone, les habitués des éditions Espaces 34 retrouvent, comme le veut la Collection Théâtre, une première de couverture bleu nuit, une discrète illustration ou photographie dans le bas de la page. Ici une carte à jouer reine et roi de pique, toujours inquiétants à l’endroit et à l’envers. Le lecteur prend dans ses mains le petit livre et découvre alors la quatrième de couverture. Mais étrangement elle apparaît comme la première de couverture à l’envers : la carte à jouer en haut et le titre en bas. Nulle trace d’un résumé de la fable, nulle trace d’une rapide biographie de l’auteur comme d’habitude. Le livre donc se donne dans sa conception matérielle, comme un endroit, un envers, à choisir, identique par le texte, changeant seulement quand cela est nécessaire de genre, texte comme répété et retourné, deux fois dédicacé à l’ami de théâtre disparu, Emmanuel Darley.
Pourtant l’entrée dans la lecture, les toutes premières pages tournées révèlent comme en miroir de la carte à jouer deux clefs de lecture : une face féminine avec son miroir de Vénus, ♀,et une face masculine avec le bouclier de Mars, ♂. S’agit-il pour le lecteur de faire le choix de la version correspondant àson sexe ou bien d’entendre tour à tour le texte à travers une voix de femme ou bien une voix d’homme ?Le titre anglais quant à lui joue sur toute une palette d’adresses. Une mère peut affectueusement dire à son enfant « sweetie », une épouse tendre pourra faire de même à l’endroit de son compagnon, et un homme adressera ce mot doux et sucré à quelqu’un qui lui est cher. D’une certaine manière d’ailleurs, le texte tout entier est porté par ce mot, il définit un monologue ou un dialogue silencieux, autour d’un tu et d’un « entendre » (à partir de la page 17) qui résonnera jusqu’à la fin (p.56) : Sweetie, tu m’entends, Sweetie est-ce que tu m’entends ?
Sweetie devient une sorte de prénom omniprésent, oppressant pourrait-on dire. Il incarne la douceur qui se tait. Le texte se développe en crescendo. Autour du mot « bourdonnement ». En effet, il commence par une ligne : n’est-ce pas un bourdonnement (p.13) puis à la page suivante, la phrase grandit : un léger bourdonnement qui depuis quelques jours enfle et se répand, et ainsi de suite. A la phrase succèdent le paragraphe puis la page intégralement remplie (p.20). Chaque fragment s’achève sur le signe /. Le leitmotiv du bourdonnement participe d’une métaphore du monde foisonnant, du monde des enfants qui entre peu à peu dans le texte. Celle qui parle est mère / père. Sa parole est logorrhée, flot, accumulation, asyndète en colère (p.27) :
(…) défaire sans relâche les crépuscules tumultueux, remplacer la feinte de l’éclair par la modeste mais tenace lueur de nos conseils, Sweetie, détourner leurs yeux des chimères…
Le père sur l’autre versant du livre tiendra le même discours. Celui de l’autorité, du pouvoir (p.32) :
QUE L’INDOCILITE NE SE REPANDE PLUS COMME UNE HERESIE BOURDONNANTE.
Ces préceptes en lettres capitales font loi. Le champ de la parole (maternelle ou paternelle) entre en vérité en correspondance avec la langue du politique paranoïaque comme en témoignent les propos sur la nuisance, le danger que représentent les voisins auprès des enfants (p.37), c’est pourquoi nous érigeons L’ERECTION CONTRE LA PENETRATION, Sweetie, des mesures nécessaires. L’arsenal régalien des ordonnances maternelles face au danger mitoyen…
Le jardin familial a des airs sinistres de territoire à garder avec « ses parterres calibrés beaux comme des défilés militaires ».
La langue n’a cessé de basculer au fil des pages allant de la poésie initiale presque versifiée aux injonctions sans nuance (impératifs sous toutes ses formes). L’ordre doit régner en maître contre le bourdonnement des êtres (quelque chose comme la liberté).
Le monologue ou faux dialogue, impossible dans la dernière partie du texte, s’inscrit dans un système plus dramatique, selon un jeu de scène d’une certaine manière. La mère/le père demande à Sweetie de passer à table comme le font tous les parents. Occasion d’une nouvelle leçon sur les bienfaits de la domination adulte jusque dans l’art poétique propre aux enfants. Ce que revendique la mère-le père, c’est d’adopter une langue bien cadencée sans doute sur le modèle des pas cadencés des armées. Le temps de l’action est défini par ailleurs : je te parle depuis une heure (p.54).
Ils deviennent personnages de théâtre décrivant « leur partie » et celle de Sweetie. Elle rabâcheet rumine tandis que l’enfant reste mutique. Elle avoue l’impasse du dispositif, au fond son impuissance existentielle : dans quel théâtre sombrons-nous ? Suis-je devenue si vieille inapte à la scène plus de spectacle sans ferveur…
Il ne lui reste plus que la folie à la Ubu (la mère ou le père justement). Il ne lui reste plus que la tentation de l’infanticide et le silence ultime de Sweetie qui n’a pas cédé, qui n’a pas répondu.
Ph. Malone, à travers le prisme du monologue d’une mère ou d’un père, fait acte politique. Les peuples sont des enfants et les dictateurs leur « petit père ». La carte à jouer des couvertures n’est-elle pas l’image, l’empreinte des rois et des reines ?
En complément à la lecture du texte, on peut retrouver Philippe Malone parlant de sa pièce dans le cadre du Troisième Bureau. Le texte a fait également l’objet d’une lecture croisée avec CL. Galéa.
Marie Du Crest
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