Suttree, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)
Suttree, Cormac McCarthy, trad. américain, Guillemette Belleteste, Isabelle Reinharez, 620 pages
Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: Folio (Gallimard)
Ce livre déferle sur nous comme un flot terrible. Le langage lèche, frappe, blesse – un flot de débris, poétique et trouble. C’est intime et rude, sans cette netteté ennuyeuse et la volonté de clarté que vous trouvez dans n’importe quel roman bien fait. Cormac McCarthy a peu de pitié à partager, pour ses personnages ou pour lui-même. Son texte est brisé, beau et laid, c’est selon. M. McCarthy ne nous bercera pas avec une chanson douce. « Suttree » est comme un bon, long hurlement dans l’oreille.
Les lignes qui précèdent sont de Jerome Charyn : New York Times, 18 février 1979. Il n’est pas de meilleure introduction à ce qui suit.
Suttree est le roman le plus faulknérien de l’auteur le plus faulknérien. Jamais le flux de conscience n’avait retrouvé vie avec l’intensité, la brûlure que lui imprime Cormac McCarthy dans Suttree. Bien sûr, il y aura quelques années plus tard le très beau et très obsessionnel Méridien de sang, mais c’est bien dans Suttree que McCarthy déploie totalement son manifeste littéraire, celui qui proclame la langue comme objet central de la littérature.
Dans ce roman, serti dans la grande littérature sudiste, cette langue est pétrie des influences antiques – Homère et la Bible couvrent le tissu sonore et les champs lexicaux du roman de bout en bout. Elle se déploie avec une lenteur sous laquelle on sent en permanence le bouillonnement de la vie et de l’angoisse de mort. Une langue, finalement, que McCarthy élabore dans l’énonciation même de sa narration et qui lui appartient en propre, car il sait qu’il n’y a pas d’autre projet à la littérature et que – comme pour Joyce, Melville, Faulkner – l’histoire en fin de compte n’est qu’un prétexte à écrire. Il ne raconte pas dans ce roman, il explore les gouffres dans lesquels sont aspirés sans cesse les hommes : la mort, le sexe, la souffrance, la décomposition. La magie créatrice de McCarthy, c’est l’incroyable faculté qu’il montre à tresser ensemble, indissociables, la langue et les grandes questions ontologiques voire métaphysiques. Les personnages du roman sont le produit de cette fusion, porteurs parfaits du propos essentiel de l’auteur : Pourquoi vivre ? Pourquoi aimer ? Pour quoi mourir ? Et enfin, pourquoi écrire ?
Suttree est un roman de ténèbres. Ses personnages en sont habités. Des petits malfrats paumés qui sévissent du côté de Knoxville, Tennessee, dans les années cinquante. Abrutis par l’alcool la plupart du temps et ravagés par la pauvreté. Les deux caractères dominants du roman sont aussi différents que possible : Cornelius Suttree et Eugene Harrogate. L’un est une sorte d’aventurier qui a refusé tout privilège de vie en devenant une sorte de pêcheur sur la rivière Tennessee, l’autre une épave qui n’a jamais pris de douche et dont la vie sexuelle consiste essentiellement à baiser des pastèques. Mais McCarthy les étreint par son écriture dans une fraternité perdue, celle d’enfants tristes de la fatalité et dont le monde est la seule maison. Et étrangement, contre toute attente, c’est une amitié puissante qui les unit, quelque chose comme la fusion de deux métaux chimiquement très différents.
Tous deux naviguent dans un milieu glauque. On est loin des amitiés joyeuses et cordiales de Steinbeck dans Tortilla Flat. Ici, la violence, la méfiance, les complots règnent. Pourtant, le lecteur s’attache à ces personnages, peut-être parce qu’ils sont perdus et qu’ils restent en fin de compte humains grâce à l’empathie sensible de McCarthy à leur endroit. Il leur accorde largement le statut d’humanité au-delà de la chute et de la misère. […] cette fraternité des condamnés. Où palpitait la vie avec une féconde obscénité.
Le monde de Suttree est désespéré et nulle part ne luit la lumière du pardon ou de la rédemption. Le ciel est vide. Comme dans cette chanson de l’armée napoléonienne : Notre vie est un passage / Dans l’hiver et dans la nuit / Nous cherchons notre passage / Dans ce ciel où rien ne luit. La mort y est présente bien avant que de survenir, ténèbres et putréfaction sont omniprésentes et les corps encore vivants sont l’objet de la décomposition au même titre que les corps morts. Les objets, les lieux dans lesquels la bande se meut se décomposent aussi, vermoulus, rongés. Knoxville même est en proie à la pourriture. La mort est ce que les vivants portent en eux, dit Suttree. Et la mort est l’aboutissement d’une vie de solitude, elle est la solitude suprême, sans Dieu, sans merci.
Et ensuite qu’est-ce qui se passe ?
Quand ?
Après que vous êtes mort.
Y a rien qui s’passe. T’es mort.
Vous m’avez dit une fois que vous croyiez en Dieu.
Le vieil homme agita la main. Peut-être, dit-il. J’ai aucune raison de penser qu’il croit en moi. Oh, j’aimerais bien le voir une minute si j’pouvais.
Qu’est-ce que vous lui diriez ?
Ben, je crois que tout ce que j’lui dirais. Que j’lui dirais : Attendez une minute. Attendez une minute avant de vous mettre après moi. Avant que vous dites quoi que ce soit, il y a juste une chose que j’voudrais savoir. Et alors Lui y dirait : Qu’est-ce que c’est ? Et alors, je lui demanderai : Pourquoi donc que vous m’avez embarqué dans ce jeu de couillons, en bas ? J’ai jamais rien compris là-dedans.
Suttree sourit. Qu’est-ce que vous croyez qu’il répondra ?
Le chiffonnier cracha et s’essuya la bouche. J’crois pas qu’y puisse répondre à ça. J’crois pas qu’y ait d’réponse.
Comme l’écriture de McCarthy dans Suttree, la vie s’écoule comme un lent fleuve, charriant pourritures et cadavres. Suttree apprend lentement, inéluctablement que son corps est mortel. Il en fait physiquement l’expérience quand il se réveille et sent que « la puanteur qui souillait l’air autour de lui était lui-même », quand il sent – dans une scène hallucinante où il erre à travers un vieux manoir en ruines – que sa vie et celle de ceux qui l’entourent s’écoulent comme une matière infecte, une boue nocturne sortant d’un canal d’évacuation, un goutte-à-goutte lent vers l’obscurité. Même les bords de la Tennessee River où flotte la péniche de Suttree sentent la mort. L’ultime destination c’est la décomposition, la moisissure ; comme cet album de photos anciennes, mangé par les rats et les champignons, et qui montrent des personnages morts, comme une fenêtre sur un au-delà fétide.
Le vieil album moisi avec son papier décoloré et fragile semblait exhaler une odeur de caveau, exhumant un par un ces visages morts au regard vague et sans amour dans un monde en mouvement, masques d’incertitude devant l’œil froid de l’appareil ou de réticence devant cette immortalité de Celluloïd ou visages qui vacillent simplement dans le gâtisme avec la vertigineuse vélocité du temps. Vieille parentèle en quenouille expectorée du vortex, menue et fêlée et maclée et un peu redondante. Les paysages, vieilles toiles de fond, redondants eux aussi, revenant inchangés comme s’ils émanaient d’un autre monde que les stériles pèlerins échoués contre eux. Peine aveugle dans l’assouplissement de la terre rejetée l’espace d’un clin d’œil entre le devenir et l’accompli. Je suis, je suis. Un artefact issu de générations antérieures.
Seul frein fugace à l’approche inéluctable de la mort, l’amour avec une femme, qui vient rompre l’obscurité du monde. Ce sont les seules scènes du roman où l’écriture de McCarthy se fait plus lumineuse, presque tendre. Quand Suttree rencontre la fille d’un notable qui l’a engagé pour récolter des moules de rivière, il devient pour un temps un homme jeune, vivant, qui repousse, par son désir, la mort. Une scène digne des mythologies amoureuses se tient alors.
Suttree : Il allait nu dans les eaux fraîches et veloutées et plongeait comme une loutre et venait souffler, les pierres lisses comme des billes sous ses orteils bombés et l’eau sombre frémissant devant ses yeux.
Son amoureuse : Elle le trouvait toujours. Elle venait pâle et nue depuis les arbres dans l’eau comme le rêve de vieux prisonniers ou de marins en mer. Ou elle touchait sa joue sur laquelle il dormait et disait son nom. Tenant ses bras en l’air comme un enfant pour soulever la chemise de nuit qu’elle portait et se coucher fraîche et nue à ses côtés.
A sa façon – par son innocence stupide – Eugene Harrogate (le baiseur de pastèques, pervers reconnu coupable d’un penchant botanique) aussi éclaire les ténèbres de sa présence. C’est un idiot qui – par son ignorance – développe une vision naïve du monde, un rapport dénué de méchanceté envers les autres. Tout ce qu’il entreprend débouche sur un échec mais il n’en veut à personne, pas même à lui-même. Il est ainsi une sorte de béquille de survie pour Suttree, celui qui donne à Suttree une âme, une conscience, des élans de bonté. Sut éprouve pour lui une amitié fraternelle, il dépose les armes devant l’innocence de Gene. Il voit en lui « quelque chose en lui de si transparent, si vulnérable ».
Quelques citations ci-dessus laissent percevoir une autre dimension de Suttree, étonnante quand on connaît l’œuvre de McCarthy, quand on pense à Méridien de Sang ou Un enfant de Dieu : ce roman est souvent drôle. Dans la pataugeoire glauque où se meuvent les personnages, il y a, comme une condition de survie, un vrai humour qui, bien des fois, fait sourire le lecteur. Encore ici, c’est le personnage d’Harrogate qui est le plus souvent à l’origine de ces traits
Et le fleuve qui charrie Suttree et ses compagnons continue inéluctable, jusqu’à sa chute. Sans Dieu. Et pourtant, McCarthy a écrit – au fond – un roman d’amour, celui qui tient ensemble des hommes perdus, leur fait produire des gestes altruistes, amicaux, et éclaire la sombre condition humaine de sa lumière.
Léon-Marc Levy
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