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Sur les Œuvres complètes de Raymond Radiguet (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 21.12.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Roman, Grasset

Raymond Radiguet, Œuvres complètes, édition définitive établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, Bibliothèque Grasset, octobre 2023, 942 pages, 30 €

Sur les Œuvres complètes de Raymond Radiguet (par Patrick Abraham)

 

Le principal reproche que l’on pourrait faire à cette nouvelle publication des Œuvres complètes de Radiguet, c’est qu’elle est dépourvue d’appareil critique, excepté une brève préface et des repères biographiques et bibliographiques assez précis : le lecteur découvre ou redécouvre l’intégralité des textes écrits par Radiguet durant sa courte vie sans intercesseur, sans qu’une interprétation préalable lui soit imposée ; il entend une voix.

La disparition de Radiguet, le 12 décembre 1923, lui a joué un mauvais tour. Comme pour d’autres « passants considérables », pour Rimbaud, pour Ducasse, pour Srecko Kosovel, le poète slovène, vaincu par une méningite à vingt-deux ans en 1926, pour Andrés Caicedo, le magnifique auteur de Que vive la musique !, suicidé le 4 mars 1977 à vingt-cinq ans, le mythe Radiguet a parfois occulté l’œuvre, la reléguant à l’arrière-plan, comme si elle n’était que l’illustration négligeable d’une existence foudroyée.

On réduit souvent cette œuvre aux deux romans aisément accessibles, Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel. L’édition établie par Julien Cendres et Chloé Radiguet permet de constater son ampleur, le volume publié par Grasset dépassant les neuf cents pages, et, dans cet ensemble, la poésie, ignorée de nos jours, en occupant plus de deux cents. Mais il y a aussi des contes, des saynètes, des articles, des essais à la virtuosité étourdissante : davantage qu’un dilettante surdoué ou un génie paresseux, Radiguet fut à sa façon un « horrible travailleur ».

Quel jugement porter sur la poésie de Radiguet ? Il n’est pas assuré qu’elle eût survécu sans les romans qui constituent l’armature de l’œuvre. Radiguet apparaît dans ses poèmes non comme un innovateur mais comme un continuateur zélé. Mais cette poésie, voulue moderne d’abord par sa forme, puis s’appropriant pour les rajeunir les règles de la versification, n’est pas méprisable. On y repère, sur des sujets anodins (choisis car anodins comme l’a supposé Clément Borgal ? Cf. « Emploi du temps » et « Halte » dans Les joues en feu ou « Déjeuner de soleil » dans Devoirs de vacances) d’étonnantes réussites. L’influence des modèles s’atténue. Une émancipation s’observe. De manière curieuse, certains textes annoncent la préciosité ravissante d’Olivier Larronde (« Laurier-rose » par exemple).

La poésie de Raymond Radiguet, en 2023, ayant été peu envisagée à son exacte mesure, est une poésie d’avenir.

Le succès du Diable au corps, on le sait, orchestré par Cocteau et Grasset grâce à des méthodes publicitaires inédites, fut d’abord un succès de scandale (comme lorsque, cinq ans plus tard, le même Cocteau lancera Jean Desbordes et J’adore) – scandale provoqué à la fois par le contenu du roman, son intrigue, alors que les souvenirs traumatisants de la Grande Guerre hantaient les esprits et marquaient les chairs, et par les modes d’écriture. Notons qu’en notre vertueuse époque l’histoire d’amour d’un adolescent d’à peine seize ans (le narrateur), mineur donc, et d’une jeune mariée de vingt ans susciterait quelques réactions effarouchées – à moins bien sûr, le masculin étant nécessairement coupable par rapport au féminin pour nos contemporains, qu’on n’absolve Marthe d’emblée et par principe.

La relecture du Diable au corps est réjouissante. On tourne les pages avec hâte. La rapidité, l’efficacité de la narration séduisent. Radiguet n’insiste pas, modère ses effets. La netteté des phrases, la frappe des aphorismes, l’habileté avec laquelle l’auteur conduit son récit, narguant les préjugés bourgeois sans les contester en profondeur (car, sans eux, quel plaisir resterait aux deux amoureux, les alarmes de leur passion étant un élément indispensable de celle-ci ?), donnent au roman une alacrité délicieuse – et les laborieuses tentatives de Breton et Soupault dans Les Champs magnétiques (mai 1920) se couvrent de poussière.

Le Diable au corps n’a pas pris une ride. On pourrait l’offrir comme guide à bien des écrivains actuels. Ils comprendraient quel fossé sépare des éléments biographiques redessinés, transfigurés par l’application créatrice, de leur transposition maladroite, « autofictionnelle ».

Comme toutes les œuvres importantes, Le Diable au corps tient par son style – sa coulée, son rythme, sa tension.

Gide le souligne dans l’un des articles (sur André Chamson, La NRF, mars 1936) des Essais critiques réunis par Pierre Masson dans la Bibliothèque de la Pléiade : il y a derrière l’intrigue et le motif apparents d’un beau roman un motif secret, mal connu de l’auteur lui-même, invisible en général lors de la parution, qui en fait la richesse et garantit sa pérennité. Quel serait le « motif secret » du Diable au corps ?

Il est géographique, il me semble. La relation amoureuse entre le narrateur et Marthe se situe et se développe dans un espace circonscrit qu’ils ne quittent presque jamais : le Val-de-Marne (département de naissance de Radiguet) et ses environs, où ils vivent, et Paris, où ils s’autorisent des incursions.

Nommons ces lieux. Pour le Val-de-Marne et ses environs : F…, où habitent le narrateur et sa famille ; J…, où réside celle de Marthe ; Meaux et Lagny, frôlés par la guerre ; Chennevières, où le jeune garçon, avant de rencontrer Marthe, va « polissonner » avec des petites filles (quasi chastement) ; les rives de la Marne ; La Varenne, d’où l’on prend le train ; les coteaux de Chennevières, où l’on se délasse ; la forêt de Sénart, où le collégien se promène avec son camarade René ; Brunoy, où l’on va déjeuner, etc.

Et pour Paris : la Grande-Chaumière à Montparnasse, où le jeune homme suit des leçons de dessin, sans vive ardeur ; le jardin du Luxembourg et la Bourse aux timbres du carré Marigny, jalons des années lycéennes ; « un bar de la rue Daunou », où l’on s’encanaille ; le quartier de la gare de Lyon, où l’adolescent cherchera un hôtel borgne pour lui et Marthe que sa timidité l’empêchera de trouver, etc.

Le narrateur aime Marthe parce qu’elle emplit de sens et de signes propices un cadre déterminé, en une période particulière de l’histoire, distante de nous désormais et chargée de nostalgie ; parce qu’elle l’incarne avec tant de justesse qu’elle cesserait sans doute d’être intéressante (et désirable ?) si elle s’en éloignait, comme ces fleurs qu’une transplantation ferait dépérir. Ce cadre renvoie à l’enfance et à la première adolescence de l’auteur et de ses personnages. Il est étouffant par maints aspects, obligeant les amants à des précautions infinies, mais protecteur et facilitateur, Marthe demeurant prochaine et disponible (et libre, son peu encombrant époux étant mobilisé). Il trace les frontières d’un monde extérieur menaçant et ennuyeux.

Marthe meurt après la naissance de son fils en janvier 1919. C’est en quelque sorte une chance pour le séducteur en herbe, mais déjà habile : cette mort, et l’aveuglement de l’époux, revenu indemne du front, sur l’identité du père du nouveau-né, ne le contraindra pas à sortir du territoire complice et adverse, saturé de poésie, où il est heureux (études en suspens ; famille bienveillante ; agréable amante) et à s’aventurer sur celui, antipoétique, des responsabilités et des pesanteurs adultes.

Le Diable au corps est bien le roman de l’adolescence – ou plutôt d’une adolescence, bourgeoise mais frondeuse, impérieuse mais courtoise, dans sa légèreté, sa candeur, son intensité par miracle, pour nous, préservées.

On perçoit pourquoi Le Bal du comte d’Orgel, à l’aune du Diable au corps, ne convainc pas tout à fait en dépit de son charme. L’espace et le milieu du Bal ne sont pas inventés, mais fabriqués par Radiguet avec une artificialité et une froideur relatives ; on a l’impression de lire moins un roman qui n’aurait pas pu ne pas être écrit qu’un exercice romanesque (brillant, certes, mais non consubstantiel) ; et les motifs sous-jacents ne se laissent pas discerner.

La mort précoce de Radiguet, je l’ai dit, ne fut pas une chance pour lui. Elle nous incite à réfléchir à sa trajectoire possible si la typhoïde qui l’a emporté avait été diagnostiquée à temps, et à y rêver. Radiguet est né en 1903 comme Yourcenar. Rêvons en effet à l’image que nous garderions de l’auteur des Mémoires d’Hadrien si elle était morte après ses deux plaquettes de 1921 et 1922. Mais Radiguet, en 1923, pour notre bonheur, avait écrit bien plus que deux plaquettes : une œuvre, telle qu’elle nous est parvenue et que nous la proposent Julien Cendres et Chloé Radiguet, en elle-même et par elle-même suffisante.

 

Patrick Abraham



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