Super triste histoire d'amour (Super Sad True Love Story), Gary Shteyngart (par Léon-Marc Levy)
Super triste histoire d’amour (Super sad true love story. Trad. de Stéphane Roques) Mars 2012. 408 p. 24 €
Ecrivain(s): Gary Shteyngart Edition: L'Olivier (Seuil)
Une dystopie. Il fut un temps, naguère, où on disait « anticipation » et dans le cas de ce roman le terme est tellement plus juste. Anticipation, à peine … Et la puissance tellurique de ce livre c’est ça : l’à-peine décalage dans le temps. Oui, c’est de la fiction, mais une fiction tellement ancrée dans les fondements aveuglants du présent, qu’elle en extrait la quintessence. A la manière d’une fable philosophique, ce roman d’anticipation dresse un tableau saisissant de ce qui nous attend ou, plus exactement, de ce qui nous arrive.
Lenny Abramov, Juif américain presque quadra est tombé amoureux, lors d’une année sabbatique à Rome en l’An … , d’une très jeune coréenne, Eunice Park. Lui qui travaille pour « les services post-humains » de la Staatling-Wapachung, entreprise US qui a pour objet la production de … l’immortalité, rien moins. Belle injection de jouvence que cette fille, menue, drôle et prototype tonique de son temps.
A son retour chez lui, à New York (où Eunice va le rejoindre) Lenny retrouve un pays délabré, endetté jusqu’à la dépendance économique absolue, avec des créanciers chinois et nord-européens. Un New York sale, avec des quartiers, des buildings vides (même la tour Liberté avec son aiguille grandiose, abandonnée pour cause d’inactivité), des populations sous contrôle absolu d’un état militaire et policier, pour qui le critère essentiel de viabilité est le « niveau de crédit » des individus. Dès l’aéroport l’état des lieux l’assaillit :
Nous nous sommes dirigés vers un étrange affleurement, dans un paysage de terminaux déserts et vétustes entassés les uns sur les autres comme les cahutes d’un sinistre bidonville de Lagos. Nous avions sous les yeux les bâtiments fatigués d’un pays prématurément vieilli ;
Le seul bonheur de Lenny de retour au pays – il faut ajouter qu’il a été rétrogradé dans l’entreprise en raison de son absence italienne – c’est son appartement de Manhattan, tapissé de livres. De livres que plus personne, hors lui, ne lit. Pire, le nouveau monde hait les livres et la lecture.
Puis j’ai célébré mon Mur de livres. J’ai compté les volumes sur mon étagère de six mètres de long pour m’assurer qu’aucun n’avait été déplacé ou utilisé comme petit bois par mon sous-locataire (…) J’ai pensé à cette terrible calomnie propagée par la nouvelle génération : les livres puent.
Réseaux sociaux (ça ne s’appelle plus facebook ou twitter mais globados), smartphones (äppärät) hyper sophistiqués qui servent de carte d’identité, de relais de contrôle des citoyens par le pouvoir, de carte d’achat, de téléphone - de vie en un mot – le tout dans un univers d’individualisme forcené, de consumérisme obsessionnel, avec un fond d’écran de décadence accélérée où ne surnage que la force militaire, de plus en plus brutale, dernier vestige d’une Amérique naguère puissante.
Globados a remplacé toute vie sociale. On ne parle plus, on « verbale ». On ne voit plus les gens, on leur écrit. Et là se glisse le propos central du livre : le monde de « super triste histoire d’amour » est un monde post-littéraire.
Pour Shteyngart, la mort de la littérature est le symptôme majeur d’un monde qui meurt et, étrangement, son « anticipation » devient, doucement, un hymne nostalgique à un monde disparu, un monde où la littérature avait un sens.
Les gens ne sont plus faits pour lire. On vit une époque d’après la littérature. Tu sais, une époque visuelle. Combien de temps a-t-il fallu attendre après la chute de Rome pour voir apparaître un Dante ?
Plus saisissant encore tant elle évoque la « culture » qui nait sous nos yeux, l’étonnant constat que plus personne ne lit mais que tout le monde écrit. « Personne ne veut lire, mais tout le monde veut être écrivain » à force de messages interminables et absurdes échangés sur Globados entre personnes qui se connaissent à peine ou pas du tout ! Mort à Kundera, vive FaceBook est le mot d’ordre du monde nouveau.
Satire désespérée et amère d’une Amérique en voie de décomposition, « Super triste histoire d’amour » est parcouru néanmoins de l’humour qu’on connaît à Shteyngart depuis son « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes russes » et « Absurdistan ». Noir, mais humour décapant néanmoins, sorti en droite ligne de Woody Allen et de l’humour juif new yorkais. L’entreprise d’ « immortalité » de Lenny est installée dans une ancienne synagogue désaffectée (il n’y a plus de pratiquants), et, sans trop en dire, on saura que l’immortalité pour laquelle travaille Lenny est fondée sur des axiomes erronés : non seulement on meurt toujours, mais on meurt plus mal et plus jeune avec le traitement proposé. Ouf ! Ca au moins, la mort, c’est une valeur qui tient bien.
Soudain, c’est l’épopée révolutionnaire, écrasée dans le sang et la terreur, avec en prime la pire terreur de toutes : les réseaux de communication « plantent » et les gens – qui ont oublié ce que vivre veut dire – se retrouvent devant l’écran désespérément vide de leur äppärät, ersatz d’existence sans lequel la mort est préférable.
Quatre jeunes se sont suicidés dans notre résidence, et deux d’entre eux ont rédigé un mot pour expliquer qu’ils n’avaient pas d’avenir possible sans leur äppärät. L’un d’eux a écrit, non sans éloquence, s’être « ouvert à la vie », mais n’avoir trouvé que « des murs, des pensées et des visages », ce qui ne lui suffisait pas.
Toute la fin du roman est ébouriffante, construite en abyme : Lenny revient sur … le livre de Shteyngart et sa structure ! Car le roman est conçu comme un balancier entre le journal intime de Lenny Abramov et les échanges de « verbalages » entre Eunice et ses copines ou ses parents. Tout a été « sauvegardé » et le vieux Lenny, bien des années après sa triste histoire d’amour avec Eunice, se surprend dans un jeu de miroirs fascinant.
Lenny, personnage amoureux, d’Eunice qui n’y comprend rien, des livres que personne ne lit, égaré du vieux monde, égaré de lui-même, égaré de l’humanité.
Gary Shteyngart nous offre une œuvre de science-fiction à l’envers. Cette « fiction » n’est pas une prospective, c’est une rétrospective : celle d’une catastrophe en cours qui emporte notre monde sous nos yeux.
Léon-Marc Levy
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