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Spectres balkaniques, Un voyage à travers l’histoire, Robert D. Kaplan (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 29.09.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Spectres balkaniques, Un voyage à travers l’histoire, Robert D. Kaplan, Buchet-Chastel, 2018, trad. anglais (USA) Odile Demange, 492 pages, 26 €

Spectres balkaniques, Un voyage à travers l’histoire, Robert D. Kaplan (par Gilles Banderier)

 

Journaliste américain, Robert D. Kaplan a parcouru la péninsule balkanique « à l’ancienne », ce qui ne veut pas dire qu’il a voyagé à pied ou à cheval, mais qu’il avait fait ce qu’on faisait en général aux XVIIIe et XIXe siècles, avant de partir et parfois même sur la route : on lisait ce que des voyageurs du passé avaient écrit, ce qui permettait d’affiner le regard, d’enrichir les impressions et, sur place, de les confronter à celles des devanciers. Kaplan avait pris comme viatiques Entre fleuve et forêt de Patrick Leigh Fermor et, surtout, Agneau noir et faucon gris de dame Rebecca West (1941), un ouvrage qui mit soixante ans à être traduit en français et qui est à présent épuisé… On pourrait reprocher à Kaplan de contempler le présent avec les lunettes du passé, mais s’il y a bien une zone de l’Europe où le poids des siècles écoulés, des haines recuites et des rancœurs immémoriales accumulées se fait constamment sentir, ce sont les Balkans, sorte d’angle mort de l’Europe, dont on ne parle qu’à l’occasion d’événements tragiques.

Une des rares fois où le monde s’est souvenu que la Bulgarie existait, ce fut après l’attentat dirigé contre le pape Jean Paul II. Si on se rappelle Honecker, Jaruzelski et Ceausescu, qui est capable de citer le nom du maître de la Bulgarie au moment où le communisme s’effondra ?

Spectres balkaniques est un récit de voyage au sens le plus noble du terme, écrit par un homme doté d’un esprit aiguisé et d’un foie de bronze (on boit beaucoup d’eau-de-vie dans ces régions, et pas seulement après des repas chargés). De nombreuses pages sont consacrées à l’ex-Yougoslavie, mais ce qui valait pour ce pays artificiel vaut également pour les autres : « C’était toujours le même vieux syndrome balkanique revanchard, chaque nation revendiquant comme son territoire naturel toutes les terres qu’elle avait occupées au moment de sa plus grande expansion historique » (p.382). Les Balkans sont une zone de fractures, où les différentes rivalités ethniques et religieuses ne parviennent à se taire (ou à jouer en sourdine) que lorsqu’elles sont réprimées par une poigne énergique. Pendant des siècles, ce fut l’Empire ottoman qui assura avec la brutalité de rigueur la cohésion de ce petit monde ; puis (en Yougoslavie, du moins), l’autorité de Tito parvint à faire coexister Croates, Serbes, Monténégrins, Bosniaques, Slovènes et Albanais du Kosovo. Le maréchal mort au terme d’une agonie effrayante, et après quelques années de flottement, Slobodan Milosevic vint jeter une torche dans le baril de poudre. Kaplan avait visité la Yougoslavie avant l’explosion : « À chacun de mes séjours à Belgrade, je me rendais chez Milovan Djilas. Après mes premières visites, nos conversations prirent une tournure inquiétante parce que je m’étais aperçu que Djilas avait toujours raison. Il était capable de prédire l’avenir. Si sa technique était simple pour un Européen de l’Est, elle était difficile à concevoir pour un Américain : il donnait l’impression d’ignorer la presse quotidienne et de penser exclusivement en termes historiques. Pour lui, le présent n’était qu’une étape du passé qui se dirigeait rapidement vers le futur » (p.142-143). Excellente méthode, que Kaplan a adoptée.

Pendant quelques années, Milosevic, le seul dirigeant communiste à être resté au pouvoir en Europe de l’Est après 1989, fut pour la bonne conscience occidentale l’homme qu’il fallait détester. Ce n’était ni un saint du paradis, ni un démon au milieu d’anges. Tandis qu’une propagande habile focalisait l’attention de cette bonne conscience sur les musulmans de Bosnie, Ceausescu pouvait maltraiter la minorité hongroise de Roumanie (une « minorité » forte de deux millions de personnes) dans l’indifférence absolue. En réalité et à l’exception des Juifs, sur qui tout le monde tombait, il n’est aucun groupe ethnique qui ne se soit rendu à un moment ou à un autre coupable d’atrocités variées (Kaplan mentionne juste en passant le terrifiant camp de Jasenovac, qui fut à certains égards pire que les camps allemands) et le tableau d’ensemble finit par inspirer un dégoût de l’humanité entière. En ce moment, ce sont les Serbes (chrétiens) du Kosovo qui sont épurés à bas bruit. De manière intéressante et inusuelle, Robert D. Kaplan inclut la Grèce dans les Balkans. Ses remarques judicieuses sur l’empire byzantin (p.378-379) laissent pressentir quel choc représenta la récente conversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée (là encore, et comme d’habitude, les protestations occidentales se réduisirent à des couinements à peine audibles). Kaplan a beau écrire que « les livres de voyage sont des récits, ce ne sont pas des manuels de politique » (p.461), on n’hésiterait pas à inscrire Spectres balkaniques au programme des instituts d’études politiques.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1952, correspondant de The Atlantic, écrivant pour le New York Times et le Washington Post, Robert D. Kaplan est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui mêlent récits de voyage, essais historiques et analyses géopolitiques.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).