Identification

Souches, Myriam Ouellette (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers 15.09.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Récits, Québec

Souches, Myriam Ouellette, 230 p., 25 € (disponible à la Librairie du Québec à Paris), Edition: Le Cheval d’août

Souches, Myriam Ouellette (par Jacques Desrosiers)

 

Souches raconte l’épreuve qu’a traversée l’auteure atteinte il y a quelques années d’une leucémie aiguë. D’abord, la vaine chimio qui vous dénude le crâne et « vous tue un peu pour vous sauver ». Puis l’obligatoire greffe de cellules souches, dont les chances de prendre sont de cinquante-cinquante et qui demandera deux ans avant que les médecins puissent prononcer leur verdict. Le récit se concentre sur cette attente interminable où la greffée vit en compagnie de sa mort prochaine, avec de nombreuses échappées dans sa généalogie familiale. L’éditeur a beau présenter le livre comme un roman, c’est un récit autobiographique où Myriam Ouellette ne semble pas s’être livrée au jeu de cache-cache de l’autofiction ; si elle a inventé, c’est dans les marges. Elle a rebaptisé certains des nombreux acteurs qui gravitent autour d’elle, notamment son frère, nommé ici Aaron. Il a été un blogueur politique et photographe québécois connu, jusqu’à sa mort en 2022. Aaron est le frère de Myriam dans l’Ancien Testament.

C’est lui – pourtant en brouille avec la famille et qu’elle n’a pas vu elle-même depuis dix ans – qui lui fera don de cellules souches, les seules acceptables par son corps, puisque tous deux partagent le même rare bagage génétique : mi-québécois, mi-juif marocain, appartenant à « deux peuples de trop » selon l’expression qu’il employait. Du côté québécois, on est chez des de souche, avec des ancêtres dans un petit village du centre du Québec. Le père est amateur de blagues salées, la grand-mère une ancienne patineuse de danse sur glace, qui devra s’habituer à voir grandir une petite juive dans la famille. On mange des chips et des Jos Louis autour de la piscine l’été, l’hiver on descend les flancs du Mont Royal en traineau. Du coté juif, les ancêtres vivaient dans un village berbère de la vallée du Drâa au Maroc. On préfère les pâtisseries, le pain russe, la harissa – et on possède cet immense patrimoine culturel.

Pur hasard ou déterminisme de sa généalogie complexe, cette maladie ? Elle ne le saura jamais. Mais elle passera ces deux années coupée des gens qui « sont chez eux dans l’existence », enfermée dans l’instant présent, privée d’ailleurs et de tout projet. La leucémie a beau être un cancer « sans tumeur, sans purulence, sans vieillesse. Avec un parfum de jeunesse, d’enfance même », la malade perd vite son humanité dans la nudité du froid à l’hôpital, où elle « n’est plus qu’un animal souffrant ». Remarquant « la facilité avec laquelle on passe de la santé à la maladie », elle sent la mort à l’œuvre en elle et déplore que le corps soit « forcé de rendre les accents de la mort sur le ton consacré à la vie. » Mais il faut tenir le coup, même éprouvée par des « souffrances inemployables, qui broient au lieu de rendre plus fort ».

L’une des grandes qualités de ce livre est que jamais Myriam Ouellette ne s’apitoie sur son sort ou ne se pavane avec sa souffrance. Elle raconte son histoire sur un ton sobre. Sa petite fille, autorisée à lui rendre visite à l’hôpital, dépose un baiser sur son crâne, pige dans son plateau-repas, s’étend sur le lit, puis doit bientôt quitter la chambre. « Au moment du départ, elle s’agrippe aux rideaux. Luc doit la soulever, l’emporter dans ses bras. J’entends ses cris s’évanouir au loin. » Les lecteurs se débrouilleront pour combler les non-dits. Participant à un groupe de cancéreux, sa voix s’étrangle et elle se rend compte qu’elle n’a rien à raconter, sinon que c’est la mort qui l’amène parmi eux « et ce que ça fera à mes enfants, ma mort ». Sous l’IRM, elle pense à son enterrement. Le seul avenir qu’elle entrevoit désormais est celui où elle ne sera plus là : « Un jour je ne serai pour ma fille qu’un lointain souvenir, mais il lui restera un trou » ; quant à son mari, il « trouvera quelqu’un d’autre ». Qu’elle observe, les yeux grands ouverts, les infirmières lui administrer les quatre sacs de cellules, ou apprenne un matin que son pronostic s’est dégradé, c’est toujours vers les autres qu’elle dirige notre regard. Dans la salle d’attente des greffés, tout de suite son attention se porte sur un jeune à la « solitude incompréhensible ».

La vraie peur s’installe quand, libérée enfin de l’hôpital, « lâchée dans le vide », elle revient dans la vie de tous les jours mettre à l’épreuve son nouveau système immunitaire, refait par les cellules de son frère. Là commence la véritable attente. Les dés sont jetés, les jours maintenant « galopent vers nulle part ». La moindre fièvre est affolante. Parfois elle « grelotte de terreur », parfois lui vient « un surplus d’entrain ». Il arrive que le même jour elle soit condamnée, puis sauvée, au gré des résultats sanguins.

Son ouverture sur le monde autour d’elle permet à Myriam Ouellette de nous peindre une riche galerie de personnages. À commencer par le portrait touchant qu’elle brosse de son oncologue si attentionnée, femme sobre qui se garde bien d’exhiber sa propre santé et fait preuve d’un « extraordinaire engagement auprès de ses patients ». Elle veut absolument la sauver : « N’écoutez pas ce que les autres vous diront. N’écoutez que moi. Elle ne parle pas à la légère. C’est une question de vie ou de mort. » Elle lui avouera plus tard avoir prié pour elle à la synagogue. La grand-mère maternelle Sol, abandonnée par son mari, revient constamment à la mémoire de l’auteure. Au Maroc dans les années 50, sentant que la température de l’antisémitisme recommence à monter, elle envoie courageusement sa fille de 13 ans (la mère de l’auteure) dans un kibboutz en Israël. Puis la famille réunie s’installera à Ofakim dans le sud du pays, juste au nord de Gaza, avant d’émigrer à Montréal.

Elle est sans pitié par contre pour le grand barbu de psychiatre qui entre dans sa chambre en sifflotant – alors qu’elle est tout occupée à survivre. Pire encore le greffeur, qu’elle trouve « obscène » avec ses chemises fleuries et qui lui annonce les conséquences les plus terribles avec la sensibilité d’une planche de bois : « Luc et moi pleurons. Avez-vous des questions ? Signez ici s’il vous plaît. » Ajoutons l’inoubliable scène, vraiment du grand théâtre, où le grand-père maternel (celui qui a abandonné Sol et ses enfants), assiste au mariage d’une de ses filles en France. On lui présente la mère de l’auteure, demi-sœur de la mariée : « Bonjour, madame. Ils s'étaient serré la main, il avait trouvé son visage familier. Nous nous sommes déjà rencontrés, je pense... Rappelez-moi votre nom. Elle avait réussi à dire entre ses dents : Elisabeth, ta fille. » Et le portrait cocasse d’un jeune interne en médecine, encore maladroit, qui lui lance : « Vous n’avez vraiment pas de chance, vous. » (Sur quoi Myriam Ouellette enchaine comiquement, dans le fragment suivant, sur le souvenir d’un tirage au sort qui lui avait fait gagner une sucette multicolore à l’école.)

Les savants bilans de santé que Myriam Ouellette dresse au fil des pages nous montrent ce qu’on vit cliniquement quand on est traité pour un cancer, sans nous faire oublier la petite machine d’anxiété qui tourne à pleine vapeur à l’intérieur. À la fin, après avoir enfin atteint la « terre promise de la guérison », marchant pleine d’énergie sur les sentiers du parc Forillon en Gaspésie, elle se dit que si la santé, c’est « cette joie sauvage et inaltérable, j’avais dû, sans m’en apercevoir, être malade depuis toujours ».

Livre magnifique écrit dans une langue à la fois libre et soignée, naturelle, sans rien d’empâté et purgée de tout pathos.

 

Née en 1974, Myriam Ouellette a fait des études en littérature comparée et en philosophie à l’Université de Montréal et enseigne la littérature dans un collège. Elle a publié un premier roman, Les hôtes, en 2022, avant de faire paraitre Souches en 2025.



  • Vu : 170

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Jacques Desrosiers

 

Jacques Desrosiers, maîtrise en philosophie de l’Université de Pittsburgh, a travaillé longtemps dans le milieu de la traduction au Canada. Il tient maintenant depuis le Québec un blog, Quartiers littéraires, où il réunit critiques, notes de lecture et pages personnelles.