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Si la pierre tombale pouvait être une page entière, c’est ce texte que je revendique, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 06.02.17 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Si la pierre tombale pouvait être une page entière, c’est ce texte que je revendique, par Kamel Daoud

 

Hommage à Aliaa Magda Elmahdy, la seule vérité nue

 

Le corps n’est pas une saleté. Ce n’est pas le crime de mes parents. Ce n’est pas un fardeau. C’est ma joie, mon cosmos, mon sentier et le seul lien que j’ai avec le Dieu ou la pierre et la courbure du monde. Il est mon sens et le sens de ce qui me regarde et m’obstrue ou m’éclaire. Je ne le porte pas derrière mon dos mais devant moi comme un déchiffreur de mon souffle et de ma part du monde, sa poussière, odeurs et grains et poids. Mon corps est mon délice et ma vérité. On m’arrache la vie quand on m’arrache le corps et la vie m’est redonnée quand je rencontre l’autre en son corps, et c’est là que je donne la vie. Et c’est une longue histoire que je ne veux plus subir : l’histoire des religions de mon monde qui me disent et me répètent que mon corps est mon aveuglement et ma perte. Ma vérité est nue et visible quand mon corps n’est pas une obscurité ni une honte.

Le corps est la seule divinité et éternité que je peux toucher de la main et lui donner un nom ou y arracher et y partager le mien. C’est dans le corps que je rencontre le ciel ou le perds, pas dans la prière. Je le rêve nu, fier, vigoureux, acclamé dans la performance, salué comme un bonheur et une conquête. Je le veux libre : je ne veux pas qu’il s’excuse, se cache, se plie, souffre ou s’isole ou s’enfonce ou espère autre chose que lui-même. Le corps n’est pas une nationalité mais ma seule humanité. Le corps n’est pas le lieu de vos guerres mais l’espace de mes rencontres. C’est une étreinte. Je ne suis pas l’enfant d’un fruit volé, mais le fruit lui-même. Donné et accepté. Je veux vivre libre de mon corps. Ne plus le cacher ni l’imposer, l’accepter pas accepter de m’en défaire et de le trahir. Ma nudité est ma sincérité. Ma sexualité est mon partage, pas ma honte. Et je refuse la menace de l’enfer et la promesse du paradis promis seulement après m’être débarrassée de mon corps et l’avoir trahi. Je ne le veux pas. Je suis ce que je ressens. Le sable sous la plante du pied, et vers le ciel je lève mes yeux et pas mes paumes. Je suis la moitié du monde pas son butin, sa colère, ou son angle mort ou sa basse œuvre ou sa saleté. Je veux me sentir proche du soleil, pas de la vérité. Me sentir époux et épouse de la plénitude. Pourquoi tant de haine contre mon corps ? Parce que c’est ma seule richesse face aux Dieux qui en sont pauvres et désincarnés. Je suis un corps et ils ne sont que des empires. Je suis le lieu et ils sont l’histoire. C’est ce que m’envient les anges et les diables et les règnes invisibles. Alors que je l’affirme par la peau : je suis contre toutes les religions qui veulent me voler ma naissance pour naître sur mon dos. Je ne me (le) cacherai plus. Seule la mort peut me tuer. Le reste, non, juste m’assombrir. Le corps est un cri, pas un crime, pas une croyance ; un écrin, pas une croix, une crasse. C’est ma joie, ma foi. Ma résistance. Je refuse le reste. Refuse ce qu’on m’a dit sur le ciel, le livre, la honte, le sexe et l’éternité. Tout doit s’arrêter. Je dis non à tout ce qu’on m’a dit sur mon corps depuis toujours. Et j’en rêve : c’est quand le corps n’est pas une honte que la vie est une conquête, le pays une chair et la terre une maternité que l’on sent dans la paume et le poumon et le manque en soi. C’est ainsi. J’aime les anciennes religions du corps et du soleil. Celles qu’on a tuées par la culpabilité et l’abstinence et le gémissement morbide. Le paradis est dans mes sens pas dans la mort. Et même pour meubler l’enfer, on a besoin de mon corps, pas de mon âme ! Je ne suis pas à cacher mais à révéler. Je ne suis pas à insulter mais à admirer. Le premier écrit. Le « pluriscrit » énigmatique et ravissant. Le vrai nord de tous les corps. Le seul sens de tous les sens. Le dessin de Dieu. Le pont entre le monde et le souffle. Et c’est pourquoi ils sont contre moi : les haineux, les salafistes, les religieux, les honteux, les accablés, les tristes, les vaincus et les colériques et ceux qui sont contre eux-mêmes et qui sont des millions. Je suis unique. A chaque fois. Mon miracle. Quand la femme est enfermée, les hommes ne sont jamais libres et le corps est une maladie. Libérez-moi, vous en serez encore plus libres.

 

Kamel Daoud


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015