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Sa plus belle rencontre avait été un arbre (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 10.03.21 dans La Une CED, Ecriture

Sa plus belle rencontre avait été un arbre (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Françoise était née le 4 mai. Elle était morte le 24 décembre. Entre ces deux dates, elle avait vécu. Au Liban, en Syrie, au Maroc, au Sénégal, en Angleterre, en Espagne, en Italie. En France. En noir et blanc. Des milliers de photographies en désordre, dont les bords étaient dentelés, parfois tranchants, assez petites pour entrer toutes dans un coffret en marqueterie daté des années 50, tellement minuscules que je devais les regarder à la loupe. Des centaines de portraits sous la doublure du couvercle, autant de mosaïques décoratives, de pièces de bois d’ébène et de myrte, d’écaille et de nacre sur lesquelles je passais mes mains pour leur fermer les yeux. Nos ancêtres et nos descendants. Et quelques amis que la légende familiale célébrait. Des répliques.

Cinquante ans avant de mourir, les gènes de Françoise avaient sauté de son corps au mien, enjambant deux générations. Ses deux filles. Françoise était ma grand-mère. Son gène récessif de l’iris bleu dans les miens. Françoise m’avait transmis la vie par sa fille aînée. Et la promesse de sa longévité.

À côté d’elle, je fis mes premiers pas, prononçant les premiers mots, je perdis mes premières dents. J’explorais le monde en pleurant sur sa poitrine. Sur son camée. J’appris à aimer en me tenant à elle. Pourquoi le ciel était bleu, pourquoi la mer était d’eau, elle m’expliquait que la vie venait de la mer, naissant des pierres d’argile, puis des plantes, puis des animaux, puis de la terre pour retourner au ciel. Avec elle, j’appris l’absence. Son visage immortel dans ma mémoire. Son visage tout près du mien. La distance entre nos deux corps.

Françoise n’était pas tactile. Tendre mais pas tactile. Elle caressait ses trois chats, elle caressait la couverture des livres en les lisant, elle caressait le cristal de son verre de vin blanc. Sa maison. Elle caressait l’écorce des arbres de son jardin.

Sa plus belle rencontre avait été un arbre. Un sapin replanté trois jours après Noël devenu un grand pin. Depuis, elle refusait de participer à l’abattage rituel et demandait, chaque 24 décembre audit conifère, de lui offrir quelques branches. Ce dernier lui répondait en les lui accordant. En secouant sa cime d’abord, l’ensemble de sa structure ensuite sans qu’aucun souffle extérieur n’intervînt. Françoise était ainsi. Attaquant le sol par les talons. Énergique. Dotée d’un excellent équilibre. Françoise était stable. Libre de se mouvoir par elle-même.

Sans doute était-ce pour cela qu’elle l’avait acheté, le presbytère accolé à l’église, en face du cimetière. La maison pour la retraite. Elle se plaisait à dire qu’en France, les gens de son âge étaient des retraités. En Espagne, il s’agissait de jubilacion, avec un accent sur la lettre « o ». Son jubilé donc. Françoise revenait près de ses parents, venait s’établir devant la pierre tombale du caveau familial. Mettre ses doigts dans les sillons des dates gravées. Et, depuis le deuxième étage de cette maison, depuis les deux fenêtres de sa chambre, Françoise pouvait désormais contempler les collines derrière le cimetière, monter vers le ciel, entendre le clocher sonner toutes les heures et n’en perdre aucune.

Elle se hâtait d’une pièce à l’autre, faire telle ou telle chose, parler de livres ou de choses et d’autres. Elle me racontait mille événements, amusants ou inattendus, celle qu’elle avait été. Elle se retirait ensuite dans sa chambre. Elle allumait son fume-cigarette, levant toujours un peu la tête pour savourer cette première bouchée de fumée. Étendue sur son lit, elle étalait des cartes pour une réussite, s’excusant de devoir tricher tant cette dernière était ardue. Puis, elle me chassait gentiment, délogeant de son bureau les trois chats, des papiers, des stylos, les photos, autant d’outils nécessaires à ses mémoires. Les objets que j’avais aimés avec elle manipuler, ou grâce à elle. Investie par eux. Ma ligne germinale. Dans cette chambre où la couleur des murs était une odeur de muguet, le désordre mis en scène m’évoquait une nature morte. Rien n’avait véritablement de sens hormis peut-être la bibliothèque où ouvrages précieux et collections incomplètes s’amoncelaient. Le lit, face aux deux fenêtres. Deux tables de nuit.

Et des journaux, des articles découpés, des jeux de cartes et des paquets de Pall Mall rouge sans filtres avec lesquels je jouais à faire la grande. Je reniflais. Un tapis persan, une méridienne, une commode, un guéridon, tous rapportés de ses séjours. L’ailleurs. Un coffre de Damas fermé par une clef sculptée, qui servait aussi de poignée, la clef qu’il fallait positionner à l’horizontale pour qu’elle ne chutât pas sur le sol lorsque le coffre était ouvert. Françoise y rangeait des pinceaux, des tubes de peinture, des brosses, des spatules, des rouleaux, des bocaux. Sa palette de faïence pour y mélanger ses lumières, sur un chevalet immaculé, sur le portrait de son père. Les cheveux roux, le regard bleu, le grain de peau ou l’épaisseur du teint. Le père était beau, il ne souriait pas, le père portait un uniforme. D’un trait de pinceau qu’elle reconnaissait maladroit, elle lui avait offert l’assise. Il était le maître. Françoise était peintre. Et la chambre était l’atelier dans lequel elle peignait proprement.

Le père fut sa dernière toile. Le dernier visage. Françoise tomba malade. Les gènes létaux, oubliés jusqu’alors, déchirèrent le noyau de son être pour se répandre dans son corps, dans le mien. Dans la maison.

L’effraction.

L’évidence.

La défaillance.

Françoise m’avait légué son mal. Un manteau. La souffrance ignorée avec laquelle elle s’était faite, contre laquelle je devais lutter. Quant aux gènes fidèles à leur hôtesse, ils n’eurent d’autre choix que de se révolter, crier ou hurler à la rigueur, tout casser autour pour tenter de survivre. La moindre stabilité renversée. Capituler, lorsqu’ils surent que la vie se comptait en mois, qu’elle se soldait en jours. Accepter. Françoise ne pouvait pas accepter la fin comme ça, amputée du regard et du souffle, privée d’images et de mots, privée de tout ce qui l’avait touchée. Juste parce qu’il fallait se tenir ainsi face à la mort. Dans le noir. Devant soi. À gauche d’une église, en face d’un cimetière. Mourir en un mois.

Il m’avait semblé que l’écorce du pin suintait.

Les gelées de décembre n’avaient eu aucun effet sur lui or ce jour-là, sa sève perlait, collante et visqueuse, brune comme du sang séché. Le chagrin qui exsudait, le liquide siccatif pour réparer ses plaies, que j’avais pensé boire pour cicatriser les miennes.

Pour la première fois, ses deux filles et moi pleurâmes ensemble. Chacune souffrit, la distance entre, à distance. Ensuite, elles vidèrent la maison. Les objets répartis. Le partage des pays et les territoires que Françoise avait habités. Elles dupliquèrent les meubles. Ça tombait bien, je ne voulais rien. Elles vendirent le presbytère à un jeune couple désireux d’acquérir ou de croire. Puis, chacune laissa son empreinte dans les gravures de la pierre tombale. À sa façon. Françoise n’était pas à avoir. Elle était en moi dorénavant, tapissant mes organes, accrochée à mes chromosomes plus profondément encore, depuis que les siens n’étaient plus. J’avais le manteau qu’elle m’avait légué. Et son parfum à l’intérieur. Un long manteau en cuir, un col de renard, une doublure d’une centaine de hamsters. Une doublure impeccable. Je m’y plongeais, longtemps, je le portais malgré le sang dans la fourrure. Les entailles sur ma peau. Le froid au dehors.

Jusqu’à la nuit du rêve.

Une telle déflagration que le réveil qui suivit fut un flot de larmes, des gouttes qui ne devaient leur survie qu’à leur rondeur, des gouttes qui avaient adopté cette forme pour perdurer au-delà du chaos. De la chute sur le sol.

– Françoise m’appelle. Depuis sa chambre. Sa voix si palpable. Pâle, peut-être souffrante. Le tableau du père a disparu. Le chevalet. Remplacés par son autoportrait, accroché au-dessus du guéridon. À droite des deux fenêtres. Françoise y est belle, elle ne sourit pas, Françoise porte le manteau. Elle est élégante, âgée de cinquante ans, elle est magistrale. Immense. Glaciale. Absente. Soudain, ou peut-être ne l’était-ce pas, soudain près de moi son corps vieilli près du mien, son épaule gauche plus basse que la mienne, touchant mon épaule droite. Toutes les deux face aux deux fenêtres ouvertes, le souffle de nos deux respirations, le froid sur nos deux peaux, ce que le toucher procure de plus beau. Les collines de nuit. Nos deux corps vivants l’un près de l’autre, à cinquante années de distance. Le cimetière devant nous et nous deux dans la nuit, dans sa chambre, dans le rêve. En chemise de nuit. Elle sourit et son tableau avec elle. Bien sûr, je me souviens que nous avons lu ensemble Le Portrait de Dorian Gray, et plus encore du film qui m’a terrifiée. Terrifiées devant la mort. Le linge blanc sur lequel se projeter. Le voile derrière lequel nulle séparation. La doublure. Et son amour tout autour qu’aucun cœur vivant ne sait manifester, son amour et ses bras tout autour de moi, son amour qu’aucun mot ne qualifie, même les plus complexes qu’elle m’a enseignés.

Françoise avait disparu.

Le lendemain, je m’offrais un massage pendant lequel je ne cessais de la revoir. Revoir le tableau, la chambre, son sourire, jusqu’à sentir son corps si proche du mien pendant deux heures. Les mains de la masseuse sur mon enveloppe. Les pressions. Le son du souffle. Le bruit de l’eau. L’obscurité. Je pleurais beaucoup.

Je retournais dans ce salon. Le lendemain. Le lendemain. Le lendemain, avec le manteau. J’embrassais le col de renard, la doublure, les doigts dans la fourrure. Lui dire au revoir, très sérieusement, je le serrais dans mes bras. Je donnais le manteau à la masseuse pour qu’elle me massât sans fin, sans limite de prix ou de temps. Pour qu’elle aimât l’objet autant que j’avais aimé son étreinte. Pour une carte de vingt-quatre heures de massages, valable une année. Retrouver Françoise. Une année encore avec elle. Revivre son image et la voir ressurgir à chaque séance. Revenir dans la chambre pour implanter sa marque. Sa présence. Pour que son sourire apparût soudain sur le tableau.

Ancrer sa peau dans la mienne, toutes les caresses indélébiles de ces mains sur moi, jusqu’à ma mort. Pour maintenir sa vie à elle. Me faire masser jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la décomposition. L’envers de ma peau, à vif ou à nu, pendant deux heures, une fois par mois. Je sus ce jour-là, un peu plus fortement que les autres, qu’elle avait caché une lettre et une photo à l’intérieur de la doublure du coffret.

La photo d’un homme appuyé contre un arbre. Un épineux. Un bel homme qu’elle avait aimé et dont elle n’avait jamais confié l’existence. Parce qu’il était Allemand et que dans les années 50, c’était courir le risque d’être bannie.

Survivre au rejet. Au renoncement. À l’oubli.

Françoise avait refermé le couvercle, incitant les siens à détourner le regard. Ses filles étaient ses filles. Sa maison était la sienne. J’étais sa petite-fille. Un gynécée bien ordonné où chaque cellule de nos peaux, se répandant, avait constitué la poussière de la maison. Dans les creux les silences, dans les fissures le sang. L’écorce suffisamment dense pour tenir. Si sa plus belle rencontre avait été un arbre, elle était mon plus bel amour. La poussière que j’avais respirée jusqu’à sa mort. Jusqu’à la mienne.

 

Jeanne Ferron-Veillard


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A propos du rédacteur

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.