Rêves de trains, Denis Johnson (par Léon-Marc Levy)
Rêves de trains, Denis Johnson (Train Dreams 2003), traduit de l’américain par Brice Matthieussent, Christian Bourgois Titres, 138 p. 7,50 €
Edition: Titres (Christian Bourgois)
Au-dessus du vide, des gouffres vertigineux, des canyons brutaux, des hommes ont lancé des ponts, des monstres de métal pour réduire les distances dans les territoires montagneux, dans les brisures des Rocheuses, des Appalaches, comme un défi insensé à la Nature jusqu’alors toute puissante. Des hommes ont bravé le danger, ont risqué et ont laissé leur vie dans les gouffres obscurs pour accomplir cette tâche de titans au nom de ce que l’on a appelé le progrès – et qui l’était sûrement pour l’économie américaine des années 20. Moment essentiel de la composition de la symphonie des trains qui tissèrent leur toile à travers l’immense territoire, monts et vallées, déserts et villes, canyons et plateaux.
Grainier fut l’un de ces bâtisseurs et son histoire, ici racontée, est scandée par le bruit des trains, leurs vibrations, leurs sifflements, leurs grondements. Une vie simple, d’homme simple, écrite dans un style au dénuement total. Les accents bibliques ne sont pas loin, avec des passages d’une poésie céleste qui frise le fantastique. L’histoire de Grainier coule dans ses veines à jamais et, longtemps après l’âge héroïque des premiers ponts, il a gardé au fond du cœur et de la mémoire les moments d’alors.
Ce fut le premier été que Grainier passa dans les bois, et le pont de la Gorge Robinson fut le premier de plusieurs ponts de chemin de fer sur lesquels il travailla. Des années plus tard, de nombreuses décennies plus tard en fait, en 1962 ou 1963, il regarda de jeunes ouvriers métallurgistes sur un pont à chevalets où l’U.S. Highway 2 franchissait la gorge la plus profonde de la rivière Moyea, un pont tout aussi long et impressionnant que celui de Robinson. […] Émerveillé, Grainier vit chacun de ces jeunes gens s’emparer du casque de chantier de son voisin, le lancer dans le vide vers le filet de protection qui se trouvait à trente ou quarante pieds en contrebas, puis sauter à son tour avant de rebondir follement sur ce filet et de remonter vers la passerelle en bois en se hissant le long des filins. Lui-même avait jadis été un vrai chimpanzé sur les poutrelles, mais désormais il ne pouvait même plus monter sur un tabouret un peu haut sans ressentir un léger vertige.
Les bois et forêts seront sa demeure. Accueillants, dangereux, mortels. Ce roman est accompagné du chant des trains et de l’odeur du bois brûlé. Grainier en est imprégné, jusqu’au plus profond de ses rêves. Sa femme et sa petite fille y ont perdu la vie dans un incendie monstrueux et jamais l’odeur des épicéas réduits en cendres ne le quittera, pas plus que celle des trains d’une vie ne désertera ses rêves.
[…] il était à bord, il sentait la fumée du charbon, un univers défilait sous ses yeux. Alors il se retrouvait debout dans cet univers tandis que le vacarme du train diminuait. La familiarité ténue du paysage lui soufflait que c’était le décor de son enfance. Il se réveillait parfois en entendant le bruit du Spokane International qui décroissait dans la vallée, et il comprenait que dans son rêve il avait entendu cette locomotive.
La solitude devient un trésor, le chalet dans les bois un ermitage. La compagnie erratique d’une chienne sera la seule que Grainier acceptera après la perte des siens : Gladys et Kate, ses disparus, ne cesseront de l’accompagner, toute une vie, jusqu’à apparaître régulièrement dans le récit de leur malheur. Elle vient à Grainier, lui parler de sa douleur et de sa petite fille, dans une apparition que même la chienne ressentira.
Gladys ne parla pas, mais elle émit ce qu’elle ressentait : elle se désolait pour sa fillette, qu’elle ne parvenait pas à localiser. Sans son bébé elle ne pouvait pas trouver le sommeil en Jésus ni le repos contre le sein d’Abraham. Sa fille n’avait pas rejoint le royaume des esprits, mais elle s’attardait ici dans le monde des vivants, une enfant toute seule dans la forêt en feu.
Et les loups, compagnons lointains, détenteurs de tous les secrets de la forêt et, peut-être d’un secret qui le concerne lui, le pauvre Grainier. Qu’est donc cette fille-loup qui vient avec la meute, « un concentré parfait de terreur animale » ?
Denis Johnson, en poète délicat, nous offre une ode à la solitude et au dénuement, une ode traversée par le frémissement des trains, l’odeur du bois et l’omniprésence de la Création.
Léon-Marc Levy
Denis Johnson, né le 1er juillet 1949 à Munich en Allemagne de l'Ouest et mort le 24 mai 2017[1], est un auteur américain.
Il est surtout connu pour son recueil de Jesus' Son (1992) et son roman Arbre de fumée (2007), qui a remporté le National Book Award.
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