Réservoir 13, Jon McGregor (par Léon-Marc Levy)
Réservoir 13, janvier 2019, trad. anglais Christine Laferrière, 348 pages, 22 €
Ecrivain(s): Jon McGregor Edition: Christian Bourgois
Jon McGregor nous projette, dans son dernier roman, dans un univers où temps et espace constituent la scansion, la matière même de la narration. 13. 13 ans. 13 réservoirs (réservoirs de la retenue d’eau qui a inondé l’ancien village). 13 chapitres.
Une narration comme nulle autre, énoncée dans un rythme époustouflant et qui relève d’un regard panoptique de chaque instant. Les faits, les personnages, les lieux, les éléments naturels qui leur font écrin (faune, flore, saisons) sont tricotés dans une maille serrée qui tisse une histoire dans laquelle le lecteur se fait auditeur. Pas spectateur. On dit de certains romans qu’ils sont très cinématographiques. Réservoir 13 serait impossible à mettre en scène sauf à se livrer à un montage de fou furieux, haché comme de la chair à saucisse. S’il faut lui trouver un support autre que le livre, ce serait plutôt un roman radiophonique où l’auditeur serait invité à entendre la vie des gens d’une bourgade rurale du centre de l’Angleterre.
Mais c’est un livre, et nous en sommes bien heureux. Un grand livre. Une jeune fille de 13 ans a disparu sans laisser de trace. Nous sommes dans une bourgade sans nom, au centre de l’Angleterre. Jon McGregor nous propose une chronique – au sens le plus exact du terme – de ce fait divers pendant les 13 ans qui suivent le drame. L’histoire initiale sert de fil rouge narratif à un roman dans lequel nous suivons les 13 années de la petite ville, des gens qui y vivent, y meurent, y aiment, y haïssent. Des gens aux prises avec les démons des destins humains, avec leurs propres démons.
McGregor scande le récit comme une horloge. Des phrases reviennent à chaque chapitre, comme des refrains, au début d’un paragraphe, au milieu, à la fin. Peu à peu, c’est une mélopée qui s’élève, quelque chose de la prière, du chant religieux. Elle s’élève de toutes ces âmes qui se débattent avec la vie. Elle s’élève aussi de toutes ces bêtes, de toute cette nature qui entourent les foyers. Une chorale panthéiste, une cantate sacrée construite au millimètre par le maestro Jon McGregor. C’est le rappel de la Disparue, ce sont toutes les hypothèses qui entourent cette disparition, c’est le rythme des saisons, ce sont les moments biologiques des bêtes – toutes les bêtes jusqu’aux insectes. C’est le chant de la Création qui se tricote avec la vie quotidienne, l’interrompt et/ou l’accompagne, comme des inserts dans la narration :
« Dans la hêtraie les renardes ont mis bas, tapies dans le noir au fond de leurs terriers et trempées de douleur ; leurs petits, aveugles, se blottissaient contre leur mère pour avoir chaud ».
« On avait cherché la fille : dans la hêtraie, dans la rivière, dans les creux près des Roches du Taureau Noir. On l’avait cherchée dans la carrière abandonnée […] Ils avaient voulu la trouver. Ils avaient voulu savoir qu’elle était hors de danger. Ils s’étaient sentis concernés […] ».
« A la rivière un héron s’est arrêté pour regarder l’eau, le corps incliné et bien en équilibre pendant que le soir s’assombrissait ».
« La Disparue s’appelait Rebecca, ou Becky, ou Bex ».
« Les pendules ont retardé les nuits et les nuits l’ont emporté sur les brèves journées ».
Chaque chapitre commence « à minuit, lors du changement d’année ». C’est bien un hymne au temps que nous offre McGregor ; le temps, la grande obsession de la littérature, sa matière même, son âme.
Le miracle de l’art narratif déployé ici par l’auteur est de faire surgir d’une narration en phrases brèves, passant d’une chose à l’autre, d’un personnage à l’autre, une incroyable unité : celle des destins apparemment disparates, celle de ce petit bout de monde. La grande Unité des panthéistes, qui évoque ici les grands Américains, Shelby Foote, Jim Harrison ou Thomas Wolfe entre autres.
C’est un grand livre, magistralement traduit de l’anglais par Christine Laferrière qui a su trouver parfaitement la musique particulière de cette cantate dans notre langue.
Un moment pur de littérature.
Léon-Marc Levy
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