Quand les colombes disparurent, Sofi Oksanen
Quand les colombes disparurent, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, Stock, La cosmopolite, mai 2013, 400 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Sofi Oksanen Edition: Stock
La roue Estonienne
La formulation choisie par Alexandre Soljénitsyne, La Roue Rouge, pour évoquer son œuvre fleuve de 7 tomes concernant l’histoire de la Russie puis de l’URSS, s’adapte parfaitement à ce troisième roman de Sofi Oksanen. Premièrement parce qu’elle a consacré une conférence avec d’autres collègues écrivains et universitaires sur l’œuvre de l’écrivain russe disparu il y a quelques années. Deuxièmement parce que son roman au titre évocateur, Quand les colombes disparurent, relate l’Histoire de l’Estonie et ses rapports conflictuels avec l’Allemagne Nazie puis l’Union Soviétique pendant la Guerre Froide. L’Estonie est prise en étau entre deux idéologies. Bien qu’englobée dans l’Union Soviétique après la Seconde Guerre Mondiale, elle n’a jamais cessé d’entretenir des relations « coupables avec la Finlande et les deux autres voisins du Nord… ».
Quand les colombes disparurent relate cette Histoire au travers de figures emblématiques de la lutte acharnée contre la Nazisme puis contre les Russes. Le personnage de Roland Simmons illustre à merveille ce combat idéologique. Droit, intègre, méfiant et réaliste, il se lie avec la Finlande pour être formé par des techniques de renseignement et du combat afin de les appliquer dans son pays l’Estonie pour repousser l’ennemi qu’il soit Allemand ou Russe. La narration donne une place privilégiée à cet homme taciturne ainsi qu’à ces « frères de la forêt ». Dans une interview, Sofie Oksanen insiste sur le rôle de la forêt pour les résistants et maquisards. La forêt les protège lors des invasions. Elle leur offre un abri contre les pièges des envahisseurs. Le lecteur entre aussi dans la vie intime et privée de Roland. Celui-ci voue un amour inconditionnel pour sa tendre Rosalie. Femme forte, intransigeante et empathique, elle défendra ses convictions et ses actes jusqu’au bout, la poussant ainsi à devenir la victime sacrificielle d’Edgar Parts, le cousin de Roland :
« Le cou de Rosalie était frêle comme un rameau d’aulne. Comme ceux dont elle aurait fagoté un balai, quelques mois plus tard, pour brosser les murs de l’étable avant le chaulage. Puis elle aurait préparé l’eau de chaux, transporté la cuve, empoigné la nouvelle brosse que Roland avait fabriquée au début du printemps avec du crin de cheval, et elle aurait conduit les murs vers la lumière, plus blancs, toujours plus blancs, vers la lumière, avec ces minces doigts fuselés que Roland avait tant aimés ».
En effet, au fil des pages, une figure centrale émerge : celle d’Edgar Parts. Dans ses entretiens, Sofi Oksanen revient souvent sur ce personnage. Elle s’est inspirée d’une figure historique. Il s’agit d’Edgar Meos, un mythomane, fabulateur et opportuniste. Il a collaboré avec l’Allemagne Nazie, puis au moment de la défaite allemande, il change de camp et offre ses services à l’Union Soviétique. Le roman livre au lecteur les pensées secrètes de ce dernier. Sans tomber dans le manichéisme, Sofi Oksanen brosse un portrait complexe d’Edgar Parts et offre au public une personnalité labyrinthique faite de lâcheté et de compromis.
La réussite de ce roman réside en partie dans la mise en évidence du caractère faible de ce personnage. Contrairement à Roland, à Rosalie ou encore à Juudit, Edgar est un être veule et faible mais qui a su se ménager une carrière et utiliser son intelligence stratégique pour « neutraliser » ses proches afin de préserver ses secrets. C’est en cela qu’il est dangereux.
Cependant ce roman prend en compte aussi d’autres problématiques. Il montre les relations familiales compliquées, faites de trahisons et d’alliances en temps de guerre. Le regard de l’auteur est sans concession. Elle ne cherche aucune excuse aux femmes passives telles que la mère adoptive d’Edgar ou encore sa tante, promptes à pardonner toutes ses mesquineries. Edgar, chétif et maladif, a toujours été dans les jupons de sa mère. Dans la tradition psychologique, il est considéré comme le fils préféré de la mère et de ce fait voué à être un faible et un mesquin. La place des colombes, c’est-à-dire des figures de femmes fortes qui se débattent dans les tourments de la guerre, n’est pas de reste. En effet, Rosalie, Juudit, ainsi que plus tard Evelyn, sont des femmes fortes et droites. Elles essaient tant bien que mal de s’insérer dans cette société assez traditionnelle qui veut à tout prix contrôler leur corps. Ainsi, Juudit est rejetée par tous, même par Roland pour avoir eu une relation coupable avec un officier allemand. Comme la terre appartenant aux familles, la femme et son corps passent du contrôle du père à la possession du mari et de la famille de celui-ci. Juudit échappe à la règle. Elle va tout au long du roman assumer cette « faute ». Elle sera la dernière colombe à être sacrifiée…
En conclusion, le lecteur retrouve ici une structure narrative qui lui est familière depuis Purge : le saut dans le temps, les retours en arrière pour expliquer le temps présent et l’introspection des protagonistes. L’écriture de Sofi Oksanen est cérébrale. La compassion pour les personnages (et notamment pour Juudit) réside dans leur tentative à rester humains face à la violence. Ce roman utilise un mécanisme nouveau : la mise en abyme. En effet, le lecteur assiste à l’écriture d’un roman dans le roman. Il s’agit du texte d’Edgar Parts. A l’heure de la dénazification, l’Union Soviétique l’ordonne d’écrire un ouvrage sur les crimes du nazisme et la traque des criminels nazis par les Russes.
L’objectif réel de cet ouvrage est la glorification de l’Union Soviétique et la propagande du régime soviétique face au monde. L’enjeu est toujours celui de la Guerre Froide. Sofi Oksanen démontre au travers de l’écrit d’Edgar la confiscation des mots par des régimes totalitaires. Edgar n’écrit pas la vérité, il la masque au nom d’une idéologie. De ce fait, son étude n’est que mensonge. Comme l’auteur le dit elle-même « Le roman traite d’une époque où la langue sombrait dans l’obscurité ».
Avec ce roman, l’auteur accomplit sa mission d’écrivain et d’historienne. Elle fait découvrir l’histoire de son pays, l’Estonie. Quand les colombes disparurent deviendra, comme Purge, une pièce de théâtre qui va être jouée dans les pays nordiques.
Victoire Nguyen
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