Quand le ciel se déchire, Thomas McGuane (par Léon-Marc Levy)
Quand le ciel se déchire (Cloudbursts), février 2019, 667 pages, 25 €
Ecrivain(s): Thomas McGuane Edition: Christian Bourgois
Thomas McGuane, on le savait grand romancier. On le savait rattaché au courant dit du Montana et, par conséquent, proche souvent du « Nature Writing » (The Longest Silence (Le long silence, Bourgois), An Outside Chance (Outsider, Bourgois). Le volume qui nous intéresse ici est tout en contraste avec nos certitudes concernant McGuane : des nouvelles, fort éloignées de la tonalité montanienne. Des nouvelles, d’une finesse, d’une puissance, d’une pénétration psychologique de chaque instant.
Le lecteur avisé reconnaîtra évidemment les grands thèmes des romans de McGuane : l’absurdité des hommes, de leur vie et de leur destin. La cocasserie des relations interpersonnelles. Un goût immodéré du surgissement de l’inattendu, de l’invraisemblable, de l’outrance souvent. Et, bien sûr, le tout traversé par un regard ironique, distancié. L’humour de Thomas McGuane tient lieu de passeur littéraire. Il permet à des moments et des tableaux pitoyables et tristes de faire triompher, malgré tout, l’intelligence humaine. Les pitres, les salauds, les pleutres restent, sous la plume de McGuane des êtres intéressants, presque toujours pardonnables. Et les malheurs accentuent encore cette empathie. « Des chasseurs de canards » (un des thèmes récurrents de ce recueil) ouvre, de façon terrible, la galerie des humains trop humains de ce livre.
« Jimmy plongea du plus élevé, décrivant un arc sur toute la hauteur de fût créosoté pour disparaître dans l’eau verte. Et il ne remonta pas. Pas tout de suite. Quand il le fit, la première chose qui apparut à la surface fut l’arrondi de son dos, tout blanc avec un air d’Ohio dans son ovale d’eau lacustre. Un dos que jamais des muscles n’élargiraient, qui jamais ne se courberait sous le poids des soucis, car Jimmy venait de se rompre le cou ».
Malheur inaugural qui en annonce d’autres, égrenés au long du recueil. Ce qui fascine McGuane n’est pas le malheur en soi mais son effet sur les hommes. Il semble que les drames donnent aux personnages de ces nouvelles une sorte de sagesse désabusée, d’amertume légère qui se confond avec une élégance morale.
« Quand je dis que ma conduite est normale, je veux dire que je suis heureux en compagnie de la plupart des gens. Ce qui cloche chez moi vient de la mort brutale de ma femme et de ma lecture des œuvres de Ralph Waldo Emerson à l’époque où le toubib et moi réfléchissions à l’immortalité ».
L’élégance justement, c’est le trait dominant des histoires que McGuane nous raconte ici. C’est aussi celui de son style. McGuane butine, virevolte, se déplace à toute allure au cœur des scènes qu’il écrit pour capter des détails, des images qui semblent volées. On pense irrésistiblement aux scènes filmiques de John Cassavetes, ces plongées de caméra sur un objet, une personne, une métonymie peut-être. Et son humour fait le reste : il devine (invente) jusqu’au statut social des personnages.
« Elle portait une robe en coton jaune élégante, mais franchement démodée, d’une bonne vingtaine d’années peut-être, une robe qu’on avait dû lui léguer, pensant sans doute lui faire un cadeau recherché. Le bar était plein : quelques éleveurs, un agent d’assurances, une livreuse de la poste, et deux ouvriers des mines de nickel. Les conversations allaient bon train. Seuls trois terrassiers qui ne connaissaient personne fixaient le vide en tenant leurs chopes à deux mains ».
Toutes ces nouvelles, toujours courtes, souvent très courtes, constituent des narrations fermées. Mais peu à peu, par les échos de personnages récurrents, de lieux répétés, de rappels de situations, on s’aperçoit que c’est un ensemble cohérent qui tisse ce livre, comme un jeu subtil de passerelles d’une nouvelle à l’autre qui édifient un univers parfaitement élaboré et clos.
Thomas McGuane fait partie des grands écrivains américains d’aujourd’hui. Pas une trace de maniérisme ou de mode dans son écriture, servie par les belles traductions alternées de Brice Matthieussent, Marc Amfreville et Éric Chédaille. Seulement la beauté d’une écriture aérienne et d’un regard affuté.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
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VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
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