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Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.09.22 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen, Editions de l’Âne qui butine, trad. Christoph Bruneel, 215 pages, 22 €

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

 

L’Âne qui butine ne grappille pas au hasard. Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, est une de ces fleurs rares que notre équidé littéraire a le don de débusquer. Dès les premières lignes on est transporté dans une jungle parallèle, un monde étrange, luxuriant et luxurieux, étrange et familier, dont les personnages sont présentés comme des pré-adolescents, où le taux d’innocence que l’on peut encore prêter à des « enfants » de douze treize ans est déglingué par le plus hallucinant déballage de toutes les horreurs, perversités et déviances que notre espèce a su imaginer et pratiquer depuis qu’elle s’est qualifiée d’humaine.

Déviances, déviations… dévoiement aussi au sens diarrhéique du terme, exprimé ici par le flux logorrhéique de l’écriture.

L’auteur, Jean-Pierre Verheggen, n’est certes pas constipé du lexique, et, s’il ne tourne pas sept fois sa plume dans son encrier avant de la faire fuser sur les lignes, et s’il n’a nul besoin de la tailler pour la rendre plus acérée, c’est qu’elle est, de nature, à la fois si volante, si violente, si précise, si chargée, si impatiente de couler son dessein, qu’elle semble perpétuellement en parfaite correspondance, en totale simultanéité, en absolue spontanéité avec l’imagination aux impulsions fantaisistes ininterrompues de celui qui n’a plus qu’à laisser courir l’une et l’autre de conserve.

Le narrateur, pluriel, se désigne, comme sujet et acteur, sous le pronom « nous ». Le texte est construit très régulièrement, en intégralité, en une succession de paragraphes bien délimités d’une dizaine à une vingtaine de lignes. Chacun de ces segments narratifs commence invariablement, anaphoriquement, par le « Nous » du narrateur suivi d’un verbe à l’imparfait, l’entrée de loin la plus fréquente étant « Nous aimions ». On rencontrera aussi, moins récurremment, « Nous vivions », et, plus rarement, « Nous osions », « Nous étions », « Nous méprisions », « Nous détestions », et « Nous avons aimé ». Le « Nous » s’oppose de façon systématique, ouvertement, explicitement aux « Ils » et « Eux ». A qui réfère ce Nous ? C’est dit ainsi : « Nous n’étions cependant que des enfants du sous-prolétariat agricole wallon ». Et, l’affirment-ils complaisamment, ces enfants sont là dans le rôle de « véritables créateurs de mauvais génie ». Par déduction, « Eux » sont les adultes.

La confrontation est permanente, universelle pourrait-on dire : elle est déclinée, méthodiquement, sur toutes les thématiques imaginables, chacune couvrant un nombre variable de ces paragraphes, de ces sections, quasiment de ces versets qui se succèdent dans la suite narrative. Expressions de haine visant des symboles socio-culturels, objets de cultes malsains, cibles humaines d’extrême exécration, cruautés gratuites parfois entremêlées d’amours morbides à l’encontre d’animaux élus : crapauds, serpents, porcs, quitte à endosser l’habit de charlatans vétérinaires (statut d’un irréalisme voulu s’agissant d’enfants, ce qui oriente le lecteur vers la piste de l’onirisme) pour maltraiter les bestiaux de ferme en ferme, dénonciation, par une imitation exacerbée, des hypocrisies sociétales courantes, immondes manifestations scatologiques, art de la dissimulation, glorification de la prostitution et de la vénalité, pratique revendiquée de l’effronterie et de la provocation, scénographies masochistes et mises en scènes sadiques que n’aurait pas désavouées le divin marquis, don soigneusement cultivé pour le mensonge et l’affabulation, exercice de la magie noire, du blasphème, du sacrilège organisé, jeux barbares sur et avec des vieillards égrotants et décatis ou, à l’occasion, des débiles mentaux, des fous, des innocents baveux agités par une libido incontrôlée, fascination macabre pour la mort et les macchabées, quête dépravée de gnomes, de bossus et d’autres individus difformes à prendre pour victimes ou à associer à l’invention, jamais à court d’idée, de nouvelles turpitudes, il y a là de tout cela et bien davantage dans ce livre étonnant, mieux, détonnant, où, par-dessus le marché, toutes les circonstances énumérées ci-avant s’inscrivent dans un bouillonnement constant de gestuelles sexuelles en des parties solitaires ou collectives, celles-ci se déroulant exclusivement entre garçons.

Cette énumération risquerait de faire accroire que la lecture pourrait en être rebutante, ou révoltante. Il n’en est rien, sauf pour les âmes sensibles et les censeurs défenseurs de la morale installée. La construction, le style, le rythme, l’exceptionnelle richesse lexicale, la culture véhiculée, la connaissance transversale des travers de l’espèce, le paradoxe a priori extravagant mais procédé de distanciation fort efficace que constitue le fait d’avoir fait incarner par une bande d’enfants (dont on ne saura jamais rien d’autre que ce que ce « nous » raconte de leurs actes immoraux) toutes les hideurs du monde, la pratique de l’avancement de l’écriture par associations d’idées, et surtout et essentiellement la fonction poétique du texte (abondance d’images, d’assonances, d’allitérations, propositions nominales ou univerbales, alternance de saccades, de cascades, et de phrases longues…) en rendent le cours plaisamment navigable.

La fin est abrupte.

« le premier vendredi d’octobre, l’hiver, pourtant, vint nous cueillir au nid »

« nous mourûmes »

Soit ! On a fait le tour. On a tout vu, tout fait, tout connu de toutes les horreurs possibles. On a tout humé, à pleins poumons, à bon et à contre-gré, de ces autres fleurs du mal. Il est certain que la partie équivalente en néerlandais sur les pages de droite recèle tout autant de belles surprises que le texte en français qui lui fait face. Les lecteurs bilingues ont bien de la chance.

Avis aux amateurs : l’édition est limitée à 500 exemplaires.

J’ai le mien, numéroté 205. Il trône dans ma bibliothèque. Il ne la quittera plus.

Exemples parmi la fréquence des allitérations : les « fuyants fluides fluctuants » ou les « crises, crimes, crèmes »…

 

Patryck Froissart

 

Jean-Pierre Verheggen est un écrivain et poète belge de langue française né en 1942 à Gembloux. Entre Poésie et Humour. A participé dans les années 70 à la célèbre revue TXT, avant-garde radicale de l’entreprise « textuelle ». En 1990, il est conseiller du ministre de la Culture, et depuis 1992, chargé de mission spéciale à la Promotion des Lettres françaises de Belgique. Sa poésie est une poésie orale, un incessant remaniement de la langue qui avec calembours, dérision et trivialité ne manque pas de truculence ni d’humour. Il a reçu, en 1995, le Grand Prix de l’Humour Noir pour Ridiculum vitae et pour l’ensemble de son œuvre.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)