Pietra viva, Leonor de Recondo
Pietra Viva, 29 août 225 p. 20 €
Ecrivain(s): Léonor de Récondo Edition: Sabine Wespieser
Ce livre touche à la magie la plus secrète du bonheur littéraire. Il relève d’un art parfaitement maîtrisé de l’écriture et de la structure mais aussi – dirions-nous surtout ? – il fait naître dans l’âme du lecteur les élans les plus profonds et les plus nobles vers la beauté, la bonté, l’humanité. A commencer par la pureté du style de Leonor de Récondo, tissé d’une rencontre magnifique entre la simplicité syntaxique et lexicale et la poésie d’une langue limpide et précise, ciselée. Ciselée, bien sûr, pourrait-il en être autrement dans ce livre de pierre et d’esprit ?
C’est un grand livre on l’a compris et, comme un grand livre, il accomplit la magie de rendre la fiction étrangement familière. On est pourtant loin dans le temps, au début du Cinquecento, sur les pas de Michelangelo - pas un Michelangelo, le grand Buonarroti, le grand Michel-Ange qui vient de recevoir en commande le futur tombeau du pape Jules II. Néanmoins tout renvoie dans cette histoire à l’universel : l’amour, le souvenir, l’élévation des âmes, la dignité, l’aptitude des hommes à s’élever par leur œuvre. Et il ne s’agit pas que de l’œuvre exceptionnelle d’un artiste d’exception, Michel-Ange, mais de celle, plus discrète mais aussi noble de ceux qui extraient la matière de ces œuvres, les ouvriers des carrières de Carrare, éperdument amoureux de leur montagne de marbre et de leur métier.
Michel-Ange va à Carrare pour choisir lui-même, évidemment comment en serait-il autrement, les blocs de marbre les plus parfaits, ceux desquels naîtront les personnages « vivants » qu’il a déjà en tête et dans ses carnets de croquis. Il ne connaît pas le doute sur lui-même et son talent mais il sait que seule la pierre enfantera vraiment les êtres auxquels il donnera vie. La pietra viva, la pierre vivante, matrice des matrices. Seule la perfection du marbre engendrera la perfection de l’œuvre, la perfection des gestes de ses mains qui la façonneront, comme Dieu a façonné le monde :
« Le matin, il est le premier dans la carrière à observer les montagnes qui se défont pour qu’il puisse leur insufler ses formes à lui, leur redonner vie à sa manière.
Imaginer, sculpter, créer, afin que sa volonté se fasse sur la pierre »
Leonor de Récondo fait courir la métaphore biblique tout au long de ce récit. Elle a parfaitement entendu et recréé le caractère sacré de cet art central qu’est la création matérielle d’êtres. Pris dans la pierre, ils vont être libérés par le ciseau de l’artiste, amenés au monde et à la lumière.
Andrea, le jeune homme mort la veille du départ du maître à Carrare, dont Michel-Ange est éperdument amoureux, lui a laissé une petite bible soulignée de ses mains.
« Andrea mes mains caressent le cuir là où les tiennes ont laissé leur empreinte. Ce cuir est la peau du souvenir.
Soudain, l’attention du sculpteur est attirée par autre chose. Sur cette page, des mots sont soulignés d’une plume fine, à peine tremblante.
« Et le Verbe s’est fait Chair et Il a habité parmi nous. » »
Vertigineux sertissage des énoncés : dans « le Verbe s’est fait chair », Léonor de Récondo inscrit clairement un tacite « et la pierre s’est faite chair » comme dans une double transmutation.
Triple histoire d’amour vibrant : l’amour d’Andrea perdu à jamais mais gardé à jamais, l’amour des hommes et des femmes humbles et dignes de ce village de Carrare qui ne vit que de sa montagne et pour sa montagne, l’amour enfin – qui va surprendre au plus profond un Michelangelo plutôt austère et bougon – d’un petit garçon de six ans, Michele qui va révéler sa vraie âme à l’artiste, lui donner les clés du chemin vers les souvenirs les plus enfouis. Et au cœur de ces souvenirs, celui qui est à – au sens propre – la matrice de tous les autres : la mère perdue trop tôt et que l’enfant Michel-Ange a forclos pour ne pas souffrir. La mère que la montagne, l’amour de l’enfant Michele, la bonté des villageois, vont faire renaître, revenir au souvenir, accepter, embrasser dans un baume d’apaisement.
« Sa peau à elle est si blanche, si diaphane. Son regard couleur d’automne. Ses lèvres fines. Comment avait-il pu les oublier ?
Elle lui sourit et, dans un souffle, lui dit qu’elle l’attendait, qu’elle ne le quittera plus.
La chevelure de pluie s’est défaite.
De l’orage naît l’espoir infini
D’un amour retrouvé
Qui s’arrache à l’oubli
Pour ressusciter la mémoire de l’enfant
Dans le cœur de l’homme »
Comment ne pas reconnaître dans cette mère rêvée, ressuscitée, la mère absolue, celle que Michelangelo a rendue éternelle, celle de la Piéta ?
Sublime moment littéraire, Pietra viva est aussi un intense moment spirituel.
Leon-Marc Levy
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