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Petite nécropole littéraire, Gérard Oberlé (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 05.10.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Grasset

Petite nécropole littéraire, Gérard Oberlé, avril 2022, 414 pages, 24 €

Edition: Grasset

Petite nécropole littéraire, Gérard Oberlé (par Gilles Banderier)

 

On aurait tort de prendre les collectionneurs de livres anciens et ceux qui les approvisionnent pour d’aimables maniaques : les catalogues de ceux-ci et les rayonnages de ceux-là forment une mémoire de la littérature, car pour un phare, au sens baudelairien du mot, des milliers d’humbles auteurs croupissent dans l’oubli. Il est pourtant facile de les imaginer de leur vivant et de se représenter leur joie, lorsqu’ils reçurent leurs exemplaires d’auteurs, modulant en leur for intérieur ou dans leur correspondance quelque chose comme le non omnis moriar d’Horace, avant de les distribuer à leurs amis, collègues ou supérieurs. Et pourtant… les voilà presque aussi oubliés que s’ils n’avaient jamais existé. On dit que le passage de trois générations suffit à éteindre sans retour le souvenir d’un être humain. Le leur ne tient plus qu’à un fil très mince, à cette franc-maçonnerie des bibliopoles authentiques et de leurs chalands, qui se reconnaît à ses signes secrets, à ses connivences internes, comme l’évocation de Mario Praz, érudit fabuleux et grand collectionneur, à qui la superstition italienne attribuait des dons incontrôlables de nécromant.

Gérard Oberlé a raconté, dans des ouvrages au caractère autobiographique plus ou moins accentué, comment, après un bref passage à l’Éducation nationale, interrompu par le jet d’un objet non contondant sur un inspecteur, il est devenu libraire d’ancien. Il n’est pas le seul à exercer la profession, « cette providence des incasables », mais il est un des rares à ne pas se contenter de décrire les livres pour établir les notices de ses catalogues (quand les catalogues existaient encore). Il lit les plus curieux. « En vérité, écrit-il dans son “Itinéraire spiritueux”l’intimité avec les livres m’excitait plus que l’art de les négocier. Et pourtant mon petit comptoir prospérait, me procurant une aisance gentillette, c’est-à-dire une liberté que je n’avais jamais connue, et la chance de brocanter sans patron ni employé ». C’est moins évident qu’il n’y paraît. En 1945, dans le vieux Bâle, un jeune homme s’était établi libraire d’ancien. Comme il tenait à lire la plupart des livres qui entraient dans son échoppe, il en vendait fort peu. Plutôt que de mourir de faim, Ernst Beyeler se reconvertit dans le négoce de tableaux contemporains et devint un des plus grands galeristes de son temps.

Gérard Oberlé, lui, est resté libraire, sans oublier de profiter des plaisirs de la vie et rendre hommage à des auteurs oubliés en est un. « Il faut savoir renoncer de temps en temps aux écrivains “normaux” pour flâner dans les couloirs, les cuisines et les laboratoires du Charenton littéraire. Battre la breloque en compagnie branquignole est un exercice que je conseille vivement à tous les esprits bien trempés, à toutes les têtes bien faites. Un cerveau dont les frontières s’arrêtent là où commence le bizarre m’apparaît tronqué ; il ne connaîtra jamais la féconde inquiétude des mystères » (p.105-106). Rouvrir les livres d’écrivains dont on est le seul à se souvenir constitue l’équivalent d’une libation. Bien entendu, dans la grande majorité des cas, l’oubli est un phénomène normal, tant les ouvrages étaient extravagants et, ce qui n’arrange rien, mal écrits. Mais, dans plus d’une occasion, les textes de Gérard Oberlé sont des plaidoyers ou des essais de réhabilitation (même si ces écrivains resteront au troisième rang). Ce sont parfois des textes qui furent lus par des auteurs importants, qui n’oublièrent pas de s’en souvenir. Des éditeurs courageux et érudits (cela existe encore – voir l’hommage rendu à la librairie Droz) trouveront parmi ces billets matière à réimpressions. Il y est question de Volney (à qui Jean Gaulmier avait consacré une admirable thèse), d’Hippolyte Babou (qui souffla à Baudelaire le titre des Fleurs de mal), d’Élie Berthet (qu’on a pu comparer à Alexandre Dumas ou à Eugène Sue ; il est notamment l’auteur d’un roman minier sur Les Houilleurs de Polignies, à propos duquel le futur auteur de Germinal écrivit un compte rendu), d’un poème didactique en alexandrins sur la masturbation, de la théorie (émise dans un traité oublié, paru en 1800, mais qui ressurgira chez Dickens et Zola) voulant que les alcooliques fussent menacés de combustion spontanée, des idées absurdes d’un Étienne-Paul Gagne, qui pourtant évoquent celles du dernier Auguste Comte, voulant faire de Clotilde de Vaux la déesse de l’humanité.

« On fait des livres en quantité, à ne pas finir », déclare l’Ecclésiaste (12, 12, trad. Bible du Rabbinat), un constat plutôt désabusé, dans le ton de l’ouvrage (mais que venait de faire le rédacteur anonyme au moment de poser la plume, ou ce qui lui en tenait lieu, sinon d’écrire un livre de plus ?). Mais cela signifie également que, parmi la quasi-infinité (à l’échelle d’une vie humaine, en tout cas) des titres qui existent, bien des découvertes passionnantes sont possibles, sans être réservées aux seuls amateurs fortunés, capables de s’offrir l’édition originale des Essais habillée en maroquin doré au petit fer. Depuis l’avènement du réseau Internet, les livres anciens n’ont jamais été aussi accessibles et parfois moins chers que des livres neufs.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1945, Gérard Oberlé est bibliographe, libraire d’ancien et romancier.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).