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Paul Audi, Tenir tête (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 10.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Paul Audi, Tenir tête, Paris, Stock, 2024, 336 pages, 21, 90 €

Paul Audi, Tenir tête (par Gilles Banderier)

 

Installées pour la plupart loin des « territoires palestiniens », au Qatar ou en Iran, les hiérarques du Hamas avaient-ils médité les traités classiques de la guérilla, qui ont tous été écrits en Europe ou en Chine ? Ce n’est pas à exclure, car ils ne sont pas – ou n’étaient pas – des imbéciles illettrés. Quoi qu’il en soit, les attaques du 7-Octobre, filmées, diffusées et vécues en direct par le monde entier, parvinrent à jeter les Israéliens dans l’effroi et la sidération. Et l’opération minutieusement planifiée (ce qui rend d’autant plus inexcusable la cécité des services de renseignement) fut un coup à plusieurs bandes, puisqu’en plus du bilan humain, des morts et des otages capturés dans la plus pure tradition musulmane des rezzou, les semaines et les mois suivants virent la seule démocratie, le seul État moderne du Proche-Orient devenir le lépreux de la communauté internationale.

Il y aura à n’en pas douter une littérature du 7-Octobre, comme il y a une littérature du 11-Septembre, les attentats de New York ayant inspiré plusieurs livres et, plus largement, percolé à travers la fiction. Tenir tête de Paul Audi fait partie des répliques, non pas au sens sismique, mais des réactions (dans l’acception physique du mot) à cette tragédie. L’auteur a mis à distance ses propres idées en imaginant un dialogue épistolaire entre deux amis, l’un Juif, l’autre non, leurs longues lettres ayant été censément échangées dans les semaines qui suivirent les événements. Ce n’est donc pas un livre d’histoire, un reportage (comme Et nous danserons encore de Sébastien Spitzer), mais de pensée et de réflexion, alors même qu’au-delà de la tragédie proprement israélienne, le 7-Octobre a crûment révélé le pourrissement avancé du monde occidental, qui – contrairement à ce qu’affirme le proverbe – ne s’est pas seulement décomposé par la tête (université, grandes écoles, personnel politique), mais également par la queue (les banlieues « sensibles »).

Un des mérites de ce livre est de situer les événements dans un temps long qui n’est pas seulement celui du « conflit israélo-palestinien », mais celui d’une « guerre antijuive » (p. 54), une guerre avant tout de nature religieuse, contre tout ce que le judaïsme a apporté à l’humanité. Le propos est moins convaincant lorsque M. Audi dit croire que l’islam est « tolérant et paisible » (p. 47), alors que toute son histoire démontre exactement l’inverse, ou qu’il explique, dans une note plutôt étrange, que « c’est dans la conquête chrétienne, avec ses méthodes violentes et sa rhétorique enflammée, que l’islam a immédiatement puisé son inspiration. L’histoire du christianisme conquérant a ouvert la voie à l’antijudaïsme islamiste d’hier et d’aujourd’hui » (p. 115-116, idée reprise p. 178), ce qui est historiquement faux, l’islam n’ayant jamais eu besoin du christianisme pour se montrer férocement antijuif (M. Audi évoque d’ailleurs, p. 206, le sort que fit Mahomet aux tribus juives de Yathrib, comme les Banu Kurayza, que les musulmans sont loin d’avoir oublié, au même titre que la bataille de Khaybar). De là découle un point capital.

Dire que le problème « israélo-palestinien » est politique est une manière d’affirmer qu’il peut être résolu par des moyens rationnels et avec un peu de bonne volonté réciproque. Ce n’est évidemment pas le cas. D’une part, parce que personne, parmi les dirigeants palestiniens qu’on présente comme les plus modérés, les plus raisonnables, les plus tendres, n’a condamné le massacre du 7-Octobre. D’autre part, bien entendu, le problème n’est pas seulement politique : il est avant tout, et de manière inextricable, religieux. Antijudaïsme et antisémitisme sont profondément irrationnels : « l’impénétrabilité derrière laquelle s’est retranchée, à toutes les époques, la haine du Juif est de nature pathologique, et ce pour deux raisons : parce qu’elle est à la fois obsessionnelle et paranoïaque » (p. 199). Ici intervient un élément important : la temporalité des musulmans n’est pas celle des Occidentaux. Alors que ceux-ci ont à peine entendu parler des Croisades, sinon pour affirmer qu’il s’agissait d’une expédition coloniale, elles constituent pour ceux-là un événement à la fois récent et regrettable, de même que le souvenir de la prise de Constantinople invite à en faire autant avec Rome (Ali Agça était certes un militant nationaliste turc, mais aussi un pieux musulman). La date du 11 septembre marque le début de la bataille de Vienne (1683). Contrairement aux Occidentaux, dont les Israéliens font partie, les musulmans ont la mémoire longue. René Girard l’a formulé de manière lucide : « il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire » (Achever Clausewitz). La révélation coranique est du reste fondée sur le temps et le coup de génie des rédacteurs du Coran incréé fut d’avoir postulé que leur quatrième révélation, la plus récente, était en réalité antérieure aux trois autres. La formule de la Chahada (« Il n’y a de Dieu que Dieu ») ressemble à la « grande tautologie » (George Steiner), le fameux Ehyéh achèr Ehyéh (littéralement, « Je serai qui Je serai »), ego sum qui sum (Chemot/Exode, 3, 14).

Tenir tête est un livre qui donne à penser, fut-ce a contrario ou par les auteurs qu’il convoque (la remarque de Jean-Pierre Faye citée à la note p. 235 mériterait d’être approfondie dans un sens schmittien).

 

Gilles Banderier

 

Né en 1963, Paul Audi est philosophe.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).