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Parcelle 475/593, Stéphane Spach, Jérôme Thélot / Les Arbres indéfendables, Pierre Gondran dit Remoux (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine le 09.01.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Parcelle 475/593, Stéphane Spach, Jérôme Thélot / Les Arbres indéfendables, Pierre Gondran dit Remoux (par Charles Duttine)

 

Parcelle 475/593, Stéphane Spach, Jérôme Thélot, éd. L’Atelier contemporain, novembre 2023, 88 pages, 25 €

Les Arbres indéfendables, Pierre Gondran dit Remoux, Editions Le Pas de l’Homme, octobre 2023, 22 pages, 9 €

 

Des jardins dans tous leurs états.

Que peut nous inspirer un bout de terrain qui nous est familier, un jardin par exemple dont on peut être l’heureux propriétaire ou locataire ? Si on a l’esprit économique, on pensera à sa valeur d’échange ou d’usage ; si l’on aime les « mathématiques sévères » comme disait Lautréamont, on ira vérifier le cadastre où l’on procédera à des mesures. Mais on peut aussi avoir la conscience rêveuse, une âme disponible et un esprit contemplatif.

Et c’est ce que l’on ressent en ouvrant le dernier ouvrage de Stéphane Spach, Parcelle 475/593. On découvrira toutes les richesses cachées, secrètes et variées de ce terrain. Par le hasard de l’édition, un autre ouvrage parle d’un jardin familial, Les Arbres indéfendables, de Pierre Gondran dit Remoux. Ces deux livres sont bien différents par leur format, mais proches dans leur manière d’aborder un lieu, une approche marquée par les souvenirs, la rêverie et la poésie.

Le livre de Stéphane Spach est donc intitulé Parcelle 475/593. Loin de ces appellations cadastrales et administratives, le lieu est appréhendé avec imagination et fantaisie. On pense immanquablement à Gaston Bachelard et à sa Poétique de l’espace, où le philosophe de la rêverie nous dit que tout espace ne peut rester « indifférent, livré à la mesure et à la réflexion du géomètre ». Il reste « vécu avec toutes les partialités de l’imagination », et « concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent ». Il convient donc d’abandonner tout esprit de géométrie et d’endosser celui de finesse en entrant dans ce livre de Stéphane Spach et en son jardin.

Le livre se présente comme une série de photographies accompagnées pour chacune d’elles de quelques mots brefs de l’auteur. On apprend qu’il s’agit d’un jardin qu’il connaît depuis l’enfance. D’où ces multiples « je me souviens » à la façon de Georges Perec et tous ces temps à l’imparfait ou au passé composé (les bien nommés). Ce lieu se voit chargé de réminiscences, et est riche d’anecdotes même si elles restent très succinctes. C’est aussi, apprend-on, un journal du confinement. Ces photographies et ces textes ont été saisis et écrits pendant cette période où nos déplacements étaient comptés. A la façon d’un Voyage autour de ma chambre (1795) de Xavier de Maistre, c’est un voyage quasi immobile qui nous est ici proposé dans ce jardin privé. Un parcours riche en explorations, en découvertes et attachements à d’infimes détails.

Peut-on mettre un ordre dans toutes ces photographies ? Vouloir le faire serait imposer une rationalité qui ne convient pas. Il faut avec ce livre opter pour l’une des alternatives pascaliennes, « exclure la raison ». L’auteur semble aller dans ce sens puisqu’il nous conduit d’un point à un autre de ce jardin. Non seulement les lieux mais les saisons s’entremêlent et forment un étonnant kaléidoscope, une arlequinade colorée, un fascinant chaos où les végétaux se marient à une présence humaine tout juste palpable, quelque peu effacée qui semble s’être évaporée.

Ce jardin paraît ainsi nimbé d’évanescences. Un banc déserté, une ancienne piscine abandonnée, des massifs de fleurs qui semblent livrées à elles-mêmes ou encore le tronc noueux d’un arbre. Dans ce jardin qui fut celui de son enfance, c’est un monde du flou, de l’indiscernable ou du songe, qui se révèle. A juste titre, dans sa postface, Jérôme Thélot évoque « l’Orphée photographe » que doit être Stéphane Spach. Tout comme dans le récit mythique où Orphée revenant des enfers et ramenant Eurydice la perd en la regardant, le regard vers le passé connaîtrait un semblable sort. À vouloir « resusciter l’esprit d’enfance », il nous échapperait immanquablement. Pourtant, et c’est une belle leçon de vie, tout juste entrevu, à peine saisi, un moment que l’on croit inexorablement disparu va se renouveler avec force, à toute nouvelle floraison. C’est la magie printanière, tout simplement celle du végétal, ou encore certainement le pouvoir de toute création qui fige et cristallise.

Une semblable quête entre mélancolie et surgissement se retrouve chez Pierre Gontran dit Remoux. Dans le jardin chargé de souvenirs familiaux, la maison attenante et le village non loin, c’est le verbe poétique qui donne cours à sa liberté. La pure poésie vient s’aventurer dans ces lieux du passé. Pas de point dans ce texte, sauf quelques judicieux points d’interrogation, mais une longue phrase poétique sur l’ensemble de ces pages. Une sorte de litanie où il est question de légendes familiales, de la surdité du grand-père, du chignon de la grand-mère, de l’étang, des capucines… tout cela dit avec une infinie tendresse. C’est un jardin imaginaire où les contours sont également flous et parfois étonnamment précis ; un de ces jardins comme nous en avons tous en mémoire, celui dans lequel l’enfant que nous étions échafaudait en tâtonnant son expérience du monde.

C’est un voyage qui nous est ici proposé dans le territoire de l’enfance, vert paradis du jardin et des plaisirs furtifs. L’auteur joue sur l’art de la suggestion. On pense à Rimbaud et à son Buffet qui cache tant de secrets de famille, riche de senteurs, de saveurs et dont on ouvre lentement et à peine les grandes portes. Pierre Gontran dit Remoux, quant à lui, sait nous parler du chocolat dissimulé sous l’oreiller, des vipères et couleuvres « gonflées de formol » dans des bocaux à « la couleur citrin » et des « jouets de peu accrochés au long auvent » du camion du boucher-épicier-modiste qui parcourait la campagne de hameaux en hameaux.

On comprendra que c’est un livre très original, d’une grande délicatesse et inspiré par la grâce. Il est également singulier par sa composition. L’éditeur le nomme une « ficelle » puisque ce petit ouvrage est relié par un simple bout de ficelle rappelant les ouvrages des colporteurs des siècles passés. Et pourquoi les arbres sont-ils « indéfendables » ? La tournure-titre invitant à désarçonner, on laissera le lecteur découvrir le sens de cette expression qui rappelle le propos d’un de ses proches.

Par les temps qui sont les nôtres, ces deux livres que nous avons rapprochés nous invitent à retrouver ce qui gît au plus profond de nous, cette enfance retrouvée à volonté dont on sait le génie et qui donne tant de saveur à nos existences.

Avec ces deux ouvrages, on comprend également que nous croyons habiter des lieux, jardins ou maisons et que nous pensons en être comme des maîtres et possesseurs ; en réalité, ils nous habitent aussi, nous possèdent et se rappellent à nous d’une manière insistante et envoûtante.

 

Charles Duttine

 

Stéphane Spach, né en 1962, est photographe. Il travaille pour de grandes entreprises, notamment dans l’univers de l’architecture et du design, tout en pratiquant en parallèle son art. Il a notamment publié Le beau jour ou L’Alsace revisitée, avec Patrick Bogner et Jean-Michel Maulpoix (Le Bateau de papier, 1996), Terres fertiles, avec Gilles Clément (Les éditions de l’Imprimeur, 1999) ou Couteaux, avec Philippe Fusaro (La Fosse aux Ours, 2001).

Pierre Gondran dit Remoux, né en 1970 à Limoges, est Ingénieur agronome de formation. Ce Parisien d’adoption n’a pas oublié l’étang limousin de l’enfance et vit entouré d’animaux, d’aquariums et de plantes, comme autant de compagnons nécessaires pour traverser la ville.



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A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.