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Ombres de l’Inde – Histoire incertaine (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 18.09.20 dans La Une CED, Ecriture, Récits

Ombres de l’Inde – Histoire incertaine (par Patrick Abraham)

 

En relisant les Carnets du grand chemin. – Il m’arrive de m’interroger sur ce que pouvait être l’Inde avant la période coloniale et même avant les brutales razzias islamiques. Quels étaient ses paysages, les rapports de ses habitants à leur terre, à leur village, à leurs champs, à leurs forêts ? A quoi ressemblaient les cités dont nous visitons les ruines, comme Vijayanagar (Hampi aujourd’hui) dans le Karnataka, rasée au seizième siècle par les conquérants musulmans, sa population massacrée ou forcée à la conversion, ses temples, ses palais, ses bibliothèques, ses salons de musique détruits et sa rivière rougie de sang humain ? Selon quelles normes fonctionnaient-elles ? Qu’étaient l’espace, le temps surtout ? Qu’y avait-il dans la conscience d’un garçon de vingt ou vingt-cinq ans, guère différent dans son apparence, je le suppose, de ceux que j’ai aimés ? Comment s’éveillaient ses désirs et, s’il convoitait ses pareils, comment cette attirance était-elle par lui et par ses camarades ressentie ? Qui croisait-on sur les routes ? Quels étaient leurs dangers, leurs surprises, leurs bonheurs ? Où se portaient spontanément les yeux ? Comment s’habillait-on, s’accommodait-on de son corps ?

La hiérarchie des castes était-elle aussi oppressante qu’on l’a affirmé ou plus souple, moins formalisée qu’à l’époque du Raj par exemple ? La contestait-on ou l’acceptait-on comme une loi métaphysique ? Quels sens avaient les divines légendes, une frise érotique ? Quels étaient les gestes du petit matin ? Qu’est-ce qui faisait rire, qu’est-ce qui faisait souffrir ? Quels rêves cachait-on ? Comment résonnait la musique quotidienne ?

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Je me suis encore posé ces questions en déambulant parmi les temples rupestres et les rathas de Mahabalipuram, juste après le premier lockdown. Pour y répondre, je n’ai ni tableaux, ni chroniques vérifiables, à peine quelques essais (sur les moyens de transport dans l’Inde médiévale), quelques gravures, quelques fragments de romans victoriens et récits de voyage pour une songerie tardive – et les sculptures de ces sanctuaires, leurs dieux, leurs hommes, leurs bêtes, leurs arbres de pierre. C’est-à-dire à peu près rien. Le passé indien est si difficile à se figurer, si labile, qu’il se distingue mal de l’opacité du mythe et rend vaguement vaporeux le présent où l’on vit.

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En relisant Fictions. – J’ignore si Borges a connu de l’Inde, qui m’est et ne m’est pas étrangère. Mais qu’est-ce que la connaissance directe pour un écrivain – Gracq devinant l’Ardenne après une unique journée de marche de Monthermé à Revin ? Des lignes de L’approche d’Almotasim me touchent singulièrement (1). Aucun des mots qui m’envoûtent et que guident le mystère des noms propres, les séductions de la distance, n’est exact pour un promeneur tatillon – comme je l’ai été, parfois. Mais tous le sont littérairement, si un conte comme un poème a pour ambition secrète d’éclairer de façon moins décevante la réalité.

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Je ne puis accéder à Borges qu’en traduction, hélas. J’admire les couloirs tortueux des folies qu’il a construites tout en m’y ennuyant un peu. Les ondoiements de la rue, la pluie en plein visage, le vent d’automne dans les dunes me manquent même si j’aperçois derrière les baies des faubourgs inquiétants. Le style de Gracq m’étonne par son élégance rigoureuse, sa souveraineté. Mais si je compare sa prose à celle de Mandiargues que j’associe, je ne sais trop pourquoi, non à tel palais baroque de Sicile mais à telle splendeur délabrée de Mysore ou de Gwalior où je languis de retourner, à plusieurs toiles Filippo De Pisis aussi puisqu’il a épousé sa nièce, je m’en déprends sans regret – comme je préfère à l’impeccabilité scandinave l’aimable désordre des villes du sud.

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Vers de Hugo, phrases de Proust. – Bruits précoces alors que mon quartier pâlit, que  je m’apprête à descendre boire un café. Il est six heures. Des chiens aboient, un rickshaw puis un bus klaxonnent, deux femmes s’interpellent à tue-tête sur leur terrasse quoique trois mètres les séparent, une télé déjà criaille dans la maison voisine, un temple au loin déclame. Mobylette tintinnabulante du laitier, rage vrombissante d’une moto. Nostalgie du demi-ton, du murmure, du chantonnement. Pour y être insensible, comment l’oreille indienne m’entend-elle ?

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On a bien tort de médire des manies, des obsessions. Installé en Inde depuis vingt ans et plus, en résumant les choses, c’est elle que je retrouve et à travers laquelle je vois, j’écoute le monde dès que je rouvre n’importe quel livre où j’ai été heureux. Les rivages des Syrtes et de Coromandel, le brouillard des Hauts Buttés et la brume des Nilgiris pour moi se confondent.

 

Patrick Abraham

 

(1) « L’histoire commencée à Bombay se poursuit dans les basses terres de Palampur, s’attarde un soir et une nuit devant la porte de pierre de Bikanir, raconte la mort d’un astrologue aveugle dans les égouts de Bénarès, prie et fornique dans la puanteur pestilentielle du Machua Bazar de Calcutta, regarde naître les jours sur la mer des fenêtres d’une étude de notaire de Madras, regarde mourir les soirs sur la mer du haut d’un balcon de l’Etat de Travancore, hésite et tue à Indapur et ferme son orbite de lieues et d’années dans le même Bombay, à peu de pas du jardin aux chiens couleur de lune » (Version française d’Ibarra).

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