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Œuvres, Madame de Staël en La Pléiade

Ecrit par Martine L. Petauton 15.06.17 dans La Une Livres, La Pléiade Gallimard, Les Livres, Critiques, Nouvelles, Roman

Œuvres, Madame de Staël, avril 2017, Édition de Catriona Seth avec la collaboration de Valérie Cossy, 1649 pages, 65 € jusqu’au 31/12/17

Ecrivain(s): Madame de Staël Edition: La Pléiade Gallimard

Œuvres, Madame de Staël en La Pléiade

 

En La Pléiade, enfin, l’œuvre de Germaine de Staël, bien autant pour la femme actrice-arbitre de son temps s’il en fut, que pour sa plume, classique et lumineuse, solide et ambitieuse, comme elle.

On connaît d’elle sa vie – romanesque – qui fascine par sa modernité et son audace, sa voix et sa présence de femme, incongrue en une époque si peu féministe. On sait la battante en politique qu’elle osât être, et on conserve dans le meilleur des cas quelques relents scolaires d’écritures romancées, demeurant pour autant dans nos anthologies personnelles largement derrière et dans l’ombre des « grands » du XIXème et de ce Benjamin Constant auquel on l’associe. Mais, qui d’entre nous sait l’immense culture – notamment littéraire, mais aussi philosophique, historique – de la dame, sa force d’écriture et sa capacité à utiliser la charpente de personnages fictifs des plus élaborés pour éclairer ces dessous de l’âme de ses contemporains jusque dans les plus infimes détails. Croisée des chemins que G. de Staël, intellectuelle des Lumières – une des très grandes – portant les débuts du romantisme et annonçant les problématiques des « soi, en soi » de toutes les psychologies à venir.

L’agencement du volume par Catriona Seth rassemble finement « sa » Staël en tenant compte de toutes ces spécificités, qui ont fait et font certainement encore plus, vu d’aujourd’hui, de cette auteure du XIXème, un écrivain unique ; vie, pensée, œuvre, totalement imbriquées.

Le volume de la Pléiade commence légitimement par une longue présentation de la femme en son temps, suivie du monument littéraire De la littérature, de Delphine, et enfin de Corinne ou l’Italie. Comme le veut le concept de la collection, nombreuses notes et annexes.

La présentation de l’auteure par Catriona Seth, en ce qu’elle a modestement nommé « introduction », vaut bien plus que cela ; partie en part entière du volume, magistralement construite, concise mais complète ; passionnante, précise et référencée, elle nous fait galoper et traverser son temps aux côtés de cette sommité qu’était Staël : « Bonaparte l’avait persécutée de manière à ce qu’on dit qu’en Europe, il fallait compter trois puissances : l’Angleterre, la Russie et Madame de Staël ».

Européenne bien plus qu’attachée à un territoire particulier – fort original au temps du pas des diligences – la fille de Jacques Necker et de Suzanne Curchot, « singulière famille », îlot parfois anachronique de modernité décalée, reçut les Lumières à la mamelle, et grandit – enfant déjà adulte – dans les Salons intellectuels et très politiques de la famille. Hyper sensible, devant les attentes d’une mère disant d’elle : « ce n’est rien, absolument rien… à côté de ce que je voulais en faire… », écrivant dès douze ans, épousant l’ambassadeur de Suède, Staël, tout en revendiquant « son vrai nom : la fille de monsieur Necker ». Quand la Bastille est prise, elle a 23 ans et appartient à cette formidable et curieuse génération-Révolution. Femme affranchie ou aspirant à l’être ; divorce, amants, enfants naturels. Au croisement d’élans féministes et d’états d’âme déjà romantiques. Moderne, à la voix d’une actualité étonnamment nette, mais surtout sororale et touchante, telle est posée Staël, dans ce Pléiade, sa vie de « femme trop célèbre » et ses écrits ; distinguer l’un de l’autre étant juste impossible. Les circonstances, dont l’itinéraire politique de son père, l’ont jetée tôt sur les routes européennes, et d’exil en exil, l’amarreront à Coppet au bord du Léman, en Suisse (elle y sera de fait le successeur de Voltaire dans ses adresses au reste de l’Europe). Le voyage, appréhendé constamment dans son versant ouverture, obligé ou choisi, fut Staël, de Suède en lointaine Russie, mais aussi d’Allemagne en Italie, tous territoires et cultures de passion, pour celle qui écrivit : « les nations doivent se servir de guides les unes aux autres et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter… on se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères, car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit »… C’est assurément notre drapeau européen qui se devrait d’arborer, et fièrement, le nom de Germaine de Staël.

Elle croisa (fascinations-répulsions réciproques) Bonaparte, le consul, l’empereur, et fut l’opposante en titre, le prototype de femme du futur contre le machiste type, contre celui « qui rêve de recréer de l’ancien ; elle n’entend faire que du neuf ; il voudrait partout un modèle de gouvernement unique, elle soupire avec exaltation après une démocratie parlementaire à l’anglaise ».

La constante politique de Staël est celle de la fin des Lumières, mi-anglaise, mi-américaine ; libertés individuelles et parlementarisme, recherche du bonheur et références antiques. S’y ajoute l’impérieux besoin de l’ailleurs et du différent des voyages et des exils, le refus des frontières, la valeur allouée au poids et au pouvoir de la parole et de l’écrit. Le désir d’influence sur la Cité, politique donc, est constamment convoqué. Staël, une femme congruente à son temps, mais par moments décalée vers le futur ; nous dirions une femme puissante en creux, agissante à sa façon.

Média de ses idées forces, le fictif doit porter mieux peut-être, et au même titre que les essais, les messages de ce tout politique qu’est la pensée de G. de Staël. En cela, et par cette volonté de cohérence du projet, elle est originale dans la littérature de son époque ; pas de césure, une seule ligne : « le roman a un potentiel politique actif et l’identification du lecteur au personnage crée un cercle vertueux ». Delphine (1802) est ainsi à la fois par sa facture – roman épistolaire – rattaché au XVIIIème, tel Laclos et ses Liaisons dangereuses, mais constamment porteur des messages politiques, et sociétaux de Staël. Notons que deux épilogues sont proposés ! Le premier Consul trouva d’ailleurs beaucoup à redire de ce qu’il accusa être « trop anglophile, anticatholique, révolutionnaire ». Quant à Corinne (1807), et son goût enthousiaste pour la péninsule, dans laquelle fermentait la future Unité, c’est autant de projections souhaitées que de réalités qu’il s’agit.

Mesure-t-on – après la Renaissance ; on pense à Montaigne en lisant Staël – l’importance et la hauteur de la culture d’un homme des Lumières ? Cet appétit de savoirs, ce goût des découvertes, des expériences et de la science. Le De la littérature (sens le plus large du mot) de Madame de Staël, publié en 1800, veut ainsi avec audace, soutenu par de « vraies » connaissances, balayer pas moins que la littérature chez les Anciens en première partie et 20 chapitres, puis en deux « de l’état actuel des Lumières en France et de leurs progrès futurs », avec comme ligne directrice : « quel devrait être le caractère de la littérature d’un grand peuple, d’un peuple éclairé, chez lequel seraient établies la liberté, l’égalité politique et les mœurs qui s’accordent avec les institutions ». Staël, ou l’obstination du projet organisé en x chemins pour aboutir à ses objectifs et à leur validation-vérification, en une démarche quasi scientifique.

Catriona Seth termine sa brillante présentation par ce qui peut définir cette femme qui écrivit comme d’autres manifesteront plus tard : « Elle a la liberté comme mot d’ordre dans sa vie publique et privée. Cette liberté est tempérée par un dévouement absolu à l’idéal du bien commun ».

Quelle femme, quelle plume, quelle voix ! Et quelle pépite que ce Pléiade !

 

Martine L Petauton

 


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A propos de l'écrivain

Madame de Staël

 

Germaine de Staël a pour père Jacques Necker, ministre de Louis XVI, et pour mère Suzanne Curchod, qui tient un salon dont Diderot et Buffon sont les habitués. Elle accède dès son plus jeune âge au monde des Lettres, à celui des idées, au « monde » tout court. « Condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue », elle entend être jugée sur ses écrits. Son premier ouvrage significatif est consacré à Rousseau. Elle est d’une certaine manière la fille des Lumières et de la Révolution. Elle deviendra, de son vivant, la femme la plus célèbre d’Europe. 
La destinée des femmes – en particulier la question de leur liberté – est au cœur de son œuvre. Au tournant du siècle (1800), on lit dans De la littérature que l’ordre social est « tout entier armé contre une femme qui veut s’élever à la hauteur de la réputation des hommes ». Cela se vérifiera. Le livre, ambitieux, se propose de « caractériser l’esprit général de chaque littérature dans ses rapports avec la religion, les mœurs et le gouvernement ». La seconde partie est consacrée à « l’état actuel des Lumières en France ». Le Premier Consul préfère entendre parler du siècle de Louis XIV. Il n’aura de cesse d’éloigner Staël et de l'empêcher de (lui) nuire. 
Elle met en pratique ses idées sur le roman avec Delphine (1802), que l’on citera, avec La Nouvelle Héloïse et Werther, parmi les modèles du roman moderne. La forme épistolaire rassure le public, mais le texte est un véritable terrain d’exploration psychologique. L’héroïne appartient à la même génération que l’auteur, partage ses espérances, doit comme elle faire son deuil de la société idéale à laquelle elle aspirait. L’amour est peut-être le « seul sentiment qui puisse dédommager les femmes des peines que la nature et la société leur impose », mais que valent les sentiments face à l’opinion publique ? Comme Staël, comme bientôt Corinne, Delphine détonne dans une société qui préfère l’hypocrisie à l’enthousiasme. Le livre connaît un immense succès. La manière dont il aborde les questions politiques et sociales – émigration, religion, divorce – n’a rien pour plaire en haut lieu. Trop anticatholique, trop anglophile, trop révolutionnaire : Germaine de Staël devra désormais se tenir à plus de quarante lieues de Paris. 
Elle va se consoler en Allemagne, découvre l’appel de l’Italie, publie en 1807 son second roman, Corinne ou l’Italie. Corinne, une poétesse anglo-italienne, ne se conforme pas au modèle féminin en vigueur dans la société. Éperdument amoureuse d’Oswald, un Écossais mélancolique assujetti aux lois patriarcales, elle lui sacrifie ses talents littéraires. D'aucuns verront dans cette tragédie d’une artiste géniale et insoumise, mais victime de l’amour, un autoportrait déguisé de la romancière, dont Benjamin Constant, qui savait de quoi il parlait, disait qu’elle avait un « esprit d’homme, avec le désir d’être aimée comme une femme ».

 

A propos du rédacteur

Martine L. Petauton

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Rédactrice

 

Professeure d'histoire-géographie

Auteure de publications régionales (Corrèze/Limousin)