Ode à Clovis Trouille
« J’ai choisi des sujets qui m’impressionnaient, la guillotine, des masques tragiques d’assassins ayant un caractère mystérieux avec ectoplasmes, une femme aux mains érotiques et branlantes comme des dents, venant de poignarder l’hostie sur la planche devant le trou de la guillotine », Clovis Trouille, Quiberon, 13 août 59.
I.
Un carnaval érotique
L’œuvre de Clovis Trouille (1889-1975) est largement présente dans le grand et beau livre consacré à son sujet, paru chez Actes Sud en 2003 (réédité), préfacé par Jean-Hubert Martin, avec un texte de Bernard Marcadé, et le tout dirigé par Clovis Prévost qui réunit des correspondances, des textes d’écrivains et de penseurs de renom comme Pierre Reverdy, René Crevel ou Ghérasim Luca.
Nous nous trouvons tout de suite dans la mise en image d’un rêve éveillé, d’un carnaval érotique, où la mort le dispute à la violence sexuelle. Arrêtons-nous tout d’abord sur Le bon désir à la Belle Époque, de 1936-37 (55x65 cm) qui retranscrit un enterrement en extérieur des victimes d’une catastrophe ferroviaire. Des fêtards en costumes élégants, des femmes légères et des galants à monocles, dont les noms célèbres sont inscrits sur des ballons et des lampions, sont venus en riant se délecter du spectacle. En ce sens, cette œuvre est à la fois proche de celle des surréalistes et des fresques mexicaines.
Nous pensons en particulier, pour introduire notre étude, au Rêve d’un dimanche après-midi dans le parc d’Alameda, de 1947-48, de Diego Rivera (1886-1957), ode à la beauté des femmes indiennes et à celle de Frida Kahlo, rêve de couleurs vives. L’espace y est entièrement rempli, comme chez Clovis Trouille, et tous les sujets d’une société injuste, les thèmes non conformistes, y sont décrits avec une palette de couleurs éclatantes. La très grande fresque (15x4,80 m) semble faire écho et pendant au Le bon désir à la Belle Époque. Des célébrités de l’époque (dont Frida Kahlo), des personnalités engoncées dans des costumes coûteux, en chapeaux noirs, célèbrent un anniversaire – le fracas d’un événement. Ici, la mort en costume de fête ricane dans une foule de bourgeois endimanchés et de militaires, vieillards invalides et décorés, bénis par la nation et par les anges (les anges caricaturés de l’Église). Tous les personnages connus et anonymes apparaissent encadrés par d’énormes arbres du parc, près de l’ange de la mort. Comme chez Clovis Trouille, dans le parc de sa « belle époque », où les wagons écrasés, en flammes, un homme pendu, encadrent les belles Otéro, Cléo, le comte Robert deMontesquiou. Mort que l’on retrouve insérée et parfois au premier plan, que cela soit sur des sujets d’extase, « des saturnales » ou des paysages oniriques, où tout est plein et abondamment symbolisé.
Comparons avec Naguère ou le 106 n’était pas consigné à la troupe, de 1942, (46,3x61,3 cm) de Trouille. Dans la rue « Pan-Pan-Larbi » (surnom raciste et colonialiste), une femme sert la soupe (populaire) à des militaires africains, l’un affichant des rosettes bleu-blanc-rouge, près d’un vieillard noir effondré, unijambiste, alcoolique, quand un autre affiche ses tatouages. Une terrible affiche montre un homme ensanglanté et des mains coupées ruisselantes de sang. Au fond du tableau, dans l’encadrement doré d’une porte, une prostituée rousse, nue également, aux bas rouges et aux jarretières tricolores (le drapeau français autour des cuisses), trône et attend dans une attitude irrévérencieuse.
Les mêmes ingrédients de tragi-comédie peuplent la vision de ces deux artistes – ostracisme contre les indiens, magnifiés, et triste réalité des peuples colonisés, mutilés revenus de guerre, mais présents et rendus dignes par la peinture. Visions « engagées », comme deux métaphores inversées dans deux pays différents, mais où la fatalité des uns se joue contre la parade des dominants arrogants et ridiculisés. « Nous sommes les peintres et les dramaturges involontaires d’une série de batailles, de paysages, de scènes de chasse et de rapt, et nous nous composons tout un musée nocturne de chefs-d’œuvre soudains (…) » note Henri Focillon [Vie des formes, PUF, 1943, p.71], à propos du monde des formes proposées par les artistes qui créent les images de l’espace pictural et spirituel.
La mort est ici omniprésente dans les peintures de Trouille, à travers les gloires déchues, entourées de squelettes grimaçants, un très bel homme qui s’effondre poignardé, des femmes vampires idéales sortant de leur cercueil. Voyons la volupté étrange de La grasse matinée de 1955-1962 (46x65 cm), où des momies égyptiennes somnambules quittent leur sarcophage précieux, à l’intérieur capitonné de mauve. Des femmes à la peau caramel, très brunes, défont leurs bandelettes, s’étirant après un long sommeil. Une chauve-souris à la place du sexe, un cobra dressé devant un rideau accentuent cette scène où le mythe littéraire se mélange au cinéma d’épouvante.
Partout, le rappel de la guerre, des mutilations, de la misère ; la comédie humaine dans tous ses états. Contestation, vaste culture de référence, imprègnent les huiles sur toile, filiation des anciens, memento mori : une ode à la Beauté. Mais le contrepoint éloquent de la farce, du conte fantastique, se rejoue de toile en toile, où, comme l’écrit Bernard Marcadé, « ce n’est jamais par complaisance morbide ». Ce qui est le cas dans le magnifique Le rêve d’Alice, daté de 1958 (65,5x92 cm), où une très jeune fille blonde, en robe rose, un chat noir dans les bras, endormie, dérive dans une barque-cygne gravée à son nom, entourée de nénuphars. Des elfes roses posés sur les feuilles à même l’onde jouent au cerf-volant, et le nocher à la face de squelette, le passeur Charon, dans son linceul, veille à la proue. Un papillon – symbole de métempsychose – volète au-dessus du visage d’Alice : le destin de la jeune fille innocente ? Chromo populaire, mais picturalement très aventureux, très réussi, libéré des carcans du bon goût… Et derrière, un château bleu – métaphore du père –, une fée fildefériste en équilibre, un fond de ruines, et Marie sur son âne (la fuite en Égypte ?), augurent tout à la fois les contes merveilleux et une idée du Paradis perdu.
Terminons le premier volet de cette petite étude sur ce peintre inspiré, dont la profusion des thèmes et la liberté de ton sont atemporels, avec cette citation de Georges Bataille, qui se marie avec cette œuvre singulière : « C’est dans ce monde tragique, artificiel, que naît l’extase. Sans aucun doute tout objet d’extase est créé par l’art » (L’expérience intérieure, Gallimard, 1943).
La peinture de Clovis Trouille, c’est un manifeste qui suppose une indépendance artistique et intellectuelle, l’audace qui a permis la naissance d’images extravagantes, « hyperesthétiques, de l’irrationalité concrète » (Dali).
II.
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié…
Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique… »
Stéphane Mallarmé, Le Cygne.
Religion et beauté
« L’œuvre d’art est une tentative vers l’unique, elle s’affirme comme un tout, comme l’absolu (…) Elle résulte d’une activité indépendante, elle traduit une rêverie supérieure et libre, mais on voit aussi converger en elle les énergies des civilisations » nous dit Henri Focillon (in Vie des formes). Peut-être le penseur ne désapprouverait-il pas la densité de l’acte créatif de l’univers de Clovis Trouille, ne serait-ce que par le rappel savant des œuvres des maîtres anciens – les visions de la mort et de la beauté corporelle, la mysticité de leur abord ?
De tendres dames à la mandoline et des jeunes filles sveltes de style art déco, Trouille passe à un registre plus osé, à la fois fétichiste et révolutionnaire. Des tableaux chatoyants à la manière du Douanier Rousseau, où des singes bleus et ocres jaillissent entre des orchidées et des papillons, Le Mandrill de 1934-1943 (45x61 cm), aux scènes de rue, où une culturiste soulève des haltères, La costaude de la Bastoche (1934) rivalisent d’originalité avec des représentations de la mort et du sexe. Toutes ces évocations, ces parodies, sont nées de la confrontation du peintre avec la guerre – cet espace illusionniste – (Clovis Trouille déclare : « j’ai été soldat malgré moi ») et de fracas existentiel, la perte de sa fille. Les thèmes sont jugés scandaleux et Clovis Trouille reste assez unique.
Reprenons l’ouvrage célèbre de Bataille, L’expérience intérieure : « Ce que je désirais : … c’est Vénus tout entière à sa proie attachée… mais plus loin : … déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu / Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu… Et la mort, à mes yeux, dérobent la clarté… ». Contemplation commune, incarnée dans l’érotisme post-mortem de Mes funérailles, huile sur toile de 1940 (65x81 cm), où Trouille peint son enterrement. Un dais funèbre, noir bleuté, brodé d’une armoirie argent, s’ouvre tel un rideau de théâtre macabre sur un cercueil recouvert lui aussi du même tissu, dans une sorte de baldaquin orné d’une croix. Trois femmes y sont posées, jeunes, quasi nues, les visages cachés, et l’on dirait presque une scène de lupanar (en deuil).
Il y a une grande symétrie dans la composition, très rigoureuse. De chaque côté du rideau, deux femmes à la chair rosée, éplorées, gainées de bas noirs dans des souliers vernis, sont assises à équidistance sur un catafalque. Elles sont rousses et ressemblent un peu aux femmes américaines esseulées d’Edward Hopper (1882-1967), terriblement solitaires. Au milieu de la scène des obsèques, la troisième jeune femme découvre le cercueil en une espèce de parade aux rites nécrophiles dans la pose d’une cocotte légère de photographies 1900, sujet-objet de concupiscence, une fourrure noire jetée sur le dos. Les sujets religieux inspirent Trouille, les moines en prière subissent les hantises et les tentations de femmes joyeuses et délurées. Des sœurs voilées, des nonnes s’embrassent et se caressent dans les cloîtres, révélant leur anatomie parfaite – un hommage à Sade. Clovis Trouille peut-il être appréhendé comme une sorte de précurseur du Pop Art par ses thématiques extraites de l’art dit populaire, comme des magazines de starlettes, prises en photos avantageuses et kitsch, les publicités affriolantes et tapageuses à la mode du moment, et ses références attendries et provocatrices aux bacchanales de rue ?
Citons de nouveau Bataille dans son chapitre sur Dieu :
« Parfois l’expérience brûlante fait peu de cas de limites reçues du dehors. Parlant d’un état de joie intense, Angèle de Foligno se dit angélique et qu’elle aime jusqu’aux démons ».
Et nous refermerons cette analyse sur cette ultime apparition. Une double page impressionnante du livre sur l’artiste offre le détail d’un Personnage-Papillon, une délicate phalène rose et panthère, ressemblant à un masque. Il s’agit en fait d’une précieuse gouache de 1916, de petit format (12x24 cm), où l’iconographie égyptienne dispute au fantastique un être mi-humain mi-lépidoptère, en marche sur des talons hauts et des jambes noires, un bras noir appuyé sur une canne. Par la force de son évocation, l’étrangeté au sens propre du terme, nous pensons à la mouche noire de Yinka Shonibare, et à l’expression d’un artiste africain contemporain. Bref, une extraordinaire vivacité anime ce croisement biologique dont les ailes repliées servent de manteau. L’œuvre entière de Clovis Trouille est animée d’un souffle puissant, de dieux, de beautés ténébreuses et de résurrection.
Yasmina Mahdi
- Vu : 3222