Nomade, Aurélie Gaillot
Nomade, 106 pages, 3,49 €
Ecrivain(s): Aurélie Gaillot Edition: Numeriklivres
Avec Nomade, Aurélie Gaillot, qui signe son deuxième roman publié chez Numériklivres, nous entraîne cette fois dans le road-movie de deux adolescents aux prises avec la vie, et nous offre un récit sans concession dans une écriture au plus près du réel et débarrassée de fioritures, une langue foisonnante, proche d’une oralité très maîtrisée.
Tout comme Lilou dans A la vie, à la mort (son premier roman), les personnages de Nomade sont des écorchés vifs, des jeunes à la dérive, confrontés à eux-mêmes dans un monde cruel, loin de parents, eux aussi, pris dans une misère affective et sociale et une difficulté à voir la ligne d’horizon.
L’histoire d’amitié que tisse Nomade est forte, pleine d’émotions et de poésie, dans un style qui frappe, cogne comme les poings de Mathias, le jeune narrateur, comme sa colère, comme ses mots à lui, percutants, violents, directs.
La sensibilité des personnages sourd au rythme de leurs mésaventures et de leurs déconvenues, de pertes d’emploi en pertes de logement, de déceptions sentimentales en galères. Au milieu de tout ça, restent les rêves, des rêves simples, des rêves de survie « pour déguerpir de ce cimetière, autrement qu’en cercueil, fallait s’être donné corps et âmes au collège, histoire d’avoir devant soi de vagues projets ; des trucs en lesquels croire quoi… », même si pour Mathias, dans sa tête, ce n’est pas ce genre d’images qu’il a. « L’école, ça m’inspirait pas grand-chose de bon. En cours, je regardais tout le temps dehors ». C’est comme ça que même l’arbre de la cour devenait plus intéressant que le reste, « un arbre, putain, ça me causait, m’en imposait, m’émerveillait, ça me collait un de ces respects de dingue comme rien d’autre savait le faire. “Putain d’arbre !” que je pensais, reluquant le vieux platanede la cour de récréation… ».
« A mon avis […] pour devenir un arbre, faut l’avoir vachement mérité ».
En colère, Mathias l’est, c’est sans doute lié à son très jeune âge. Curt, son ami (plus qu’un frère), qu’il regarde vivre et se débattre aussi, l’est un peu moins, en colère, il avance dans cette « vie de merde » et Mathias, bien que plus jeune, semble le protéger comme il protège leur belle amitié.
Dans cette magnifique histoire d’amitié masculine, au milieu de l’errance et de l’ennui, la vie se déploie aussi grâce aux mots, grâce aux livres, ceux de Curt. Mathias qui vénère Curt comme un Dieu a le plus grand respect pour les livres de Curt, surtout son « vieux truc d’aphorismes indiens. Il en prenait grand soin de son livre ; le bichonnait, lui astiquait la reliure, lui décornait délicatement les coins, caressait les entre-pages avec tendresse », et du coup, lui-même, va se mettre à l’écriture. Ça donnera ce récit d’ailleurs : « Le plus dingue de l’histoire, c’est que je savais pas de quoi je parlais, y avait pas de lignes directrices, j’allais comme le vent me poussait et il me poussait sec. De parler de trucs dont j’avais aucune idée me donnait une drôle d’impression de liberté, j’allais où je voulais, rien ne pouvait entraver ça. C’est là que j’ai compris l’importance de trouver sa propre liberté. La liberté, je me l’offrais tout seul avec trois fois rien. C’est fou comme ça m’avait soulagé d’avoir pigé ça ».
Les thèmes de la solitude, de l’ennui, de la difficulté de vivre côtoient ceux de l’amour, la jeunesse, le désir de vie malgré les semences de mort que distribue le quotidien, et dessinent un chemin d’espoir, dans le tissu intérieur de ces jeunes gens au cœur si plein et si dense.
« Curt et moi on s’était pris de passion pour la pêche. La rivière coulait pas loin. Racoleuse, elle nous avait accostés en claquant joyeusement sur la caillasse, ça avait suffi pour nous séduire. On s’était bricolé des gaules avec des bouts de roseaux sauvages et du fil de cuisine. Les après-midi, on pouvait nous trouver assis sur la berge, chapeau de paille, jusqu’aux oreilles, vaguement assoupis, engloutis dans le calme plat du bled. Curt avait la gaule chanceuse. Moi j’avais zéro feeling avec la poiscaille locale ».
La tendresse et la douceur traversent le discours percutant et frontal ; pourtant, il n’y a pas de fin convenue, il n’y a pas de faux bons sentiments, il n’y a que la vie – avec ses joies mais aussi ses malheurs, brut de décoffrage, elle aussi et l’espoir dans cette force de vie d’une jeunesse paumée.
« J’avais marché longtemps, toutes ces semaines. Pour qu’on s’aère un peu, moi et ma moitié de solitude. Je nous faisais prendre l’air et on s’ennuyait pas, on allait, simplement ».
Dans un monde où l’écart entre les classes sociales se creuse de plus en plus cruellement, un monde dominé par l’argent où l’homme est un « loup pour l’homme », la figure picaresque retrouverait-elle sa place ? En tout cas, l’écriture d’Aurélie Gaillot est un modèle renouvelé de ce genre un temps abandonné depuis la fin du 18e siècle, dans une approche de l’humanité qui n’est pas sans rappeler aussi le courant des romans américains modernes et emprunte au polar son registre sociétal, s’appuyant sur un réalisme cru sans jamais sombrer dans le nihilisme.
Par sa dimension initiatique, Nomade s’apparente au roman de formation picaresque mais un picaresque où la tendresse supplante le comique, un picaresque moderne qui exploite la veine réaliste et sa fracture sociale comme les romans noirs américains mais sans la morbidité ni la décrépitude, un récit plein d’une poésie, d’une vérité à puiser dans l’amour et la foi, et c’est Mathias qui nous l’assure :« Faut aimer, faut rire, faut dire les choses aux gens qu’on aime, faut pas se faire de mouron pour le reste ».
Marie-Josée Desvignes
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